La mémoire de la page blanche
La bibliothèque est ouverte ce matin. Le premier visiteur qui y pénètre est un jeune homme d’une vingtaine d’années, brun, freluquet. Il reste quelques flocons neigeux sur son blouson vert. Sa carte sonne à l’entrée, et il se dirige avec entrain vers le rayon des langues, le bruit de ses pas résonnant dans l‘allée. S’emparant avec force d’une grammaire latine, il se rue frontalement vers le troisième rang du fond, septième chaise : sa place habituelle d’habitué. Habituée, ce n’est pas le cas de la jeune fille qui le suivait, coiffée d’un bonnet gris, l’air ensommeillé, et qui, plantée face aux colonnes de tables et de chaises, cherche sans grand entrain une place idéale. Un idiot a déjà fait tomber son café, en sachant bien entendu qu’il est interdit d’en boire dans la salle
J’observe ce ballet - assez banal en somme – depuis le premier étage, à travers la balustrade. Chaque jour, je suis posé en spectateur discret de ce petit monde qu’est la bibliothèque : un biome avec ses lois et ses motivations, ses codes, ses pièges, ses risques. Tous ceux qui s’y rassemblent se ressemblent un peu. Beaucoup d’étudiants, jeunes ou plus âgés, et parfois, des pions isolés qui, trouvant quelques places particulières sur le plateau, en font la beauté.
Et c’est ainsi depuis maintenant près de vingt ans, date où je me suis rendu compte de ma propre présence. D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours logé à la bibliothèque Sainte- Geneviève, sans jamais la quitter. Je ne connais du dehors qu’un bout du dôme du Panthéon, visible à travers les fenêtres hautes. C’est une jolie bibliothèque, peut-être un peu trop solennelle. Enfin d’après moi… La lumière glisse à travers les vitraux, et s’allonge avec mollesse sur les tables anciennes. Oui, cela est bien solennel, on ne peut le nier. Ces tables accueillantes voient s’amasser chaque jour quelques milliers d’ouvrages, prolongés par des milliers d’étudiants, qui l’œil avide, le souffle court, se concentrent sur les lignes ou sur les jolies filles. C’est là que je vis, mais l’on ne me voit pas.
*
Je suis un livre, un livre réel, l’objet matériel que l’on tient dans ses mains, fait d’encre et de papier. Comment est-ce possible? Ne soyez pas fermé, enfin! D’ailleurs, qui pourrais-je être d’autre?
« Cela doit être amusant » que vous vous dites; et bien pas du tout. Je suis dans l’un de ces petits renflements, encastré dans un mur de pierres dentées, soigneusement rangé et étriqué avec une cinquantaine de mes camarades sur des planches de bois satinés. C’est doux et réchauffant, c’est angoissant car je ne le sens pas. Ma couverture touche celle des voisines. Cela serait très sensuel si je n’étais pas un livre. Mais non, je suis tout simplement bloqué, pressé par les deux bouts, bouclé par des murailles de carton-papier épaisses de plus d’un mètre de part et d’autre, le tout limité par le bois et la pierre. Ma seule échappatoire est la troisième dimension de la bibliothèque : le vaste vide qui s’ouvre devant moi, qui donne sur un couloir de passage et sur l’immense salle d’étude.
Seulement, je n’ai jamais quitté le petit renflement. L’on ne m’a jamais aidé à en sortir, jamais personne n’a éprouvé le besoin de me lire, ni même de m’ouvrir, ni même au fond de me regarder … je suis un livre non lu, si l’on peut encore m’appeler livre ? Non, vous n’êtes toujours pas convaincu de ce que je prétends être. Tant pis, je n’ai pas besoin de vous, après tout!
*
Le problème quand vous n’avez jamais été lu, c’est que vous ne vous connaissez pas. Je ne sais par quel mystère (consultez un autre ouvrage si vous ne comprenez pas), l’on ne peut se connaitre si personne n’a jamais lu en vous. Cela est bien dommage, et bien injuste. Car tous mes camarades ont déjà ressenti la douceur des yeux sur leurs lignes tracées. Ils ne l’avaient par ailleurs nullement mérité pour certains.
Depuis le temps que je suis là, je les connais tous. Chacun d’eux m’a conté avec orgueil ce dont les lecteurs étaient si férus en eux. (Leur style, leur coté didactique, leur passion…. Des bêtises). Ainsi, je suis devenu un livre savant. Je connais la littérature des origines à nos jours, j’ai tout entendu. De tous les dictionnaires, je connais chaque mot ; de toutes les grammaires, je suis le plus savant. Je parle, en honnête ouvrage, (si l’on peut parler de parler) plus d’une vingtaine de langues. Les sciences connues des hommes n’ont plus de secrets pour moi. Moi qui ne suis qu’un livre, je peux vous conter avec une exactitude ahurissante les méandres ineffables du cerveau humain.
Et pourtant, triste ironie du sort, je suis le dernier de ce haut lieu que je ne connaisse pas! Un livre dans une bibliothèque que l’on n’a jamais lu ? Mais c’est idiot ! et pourtant si vrai. Qu’ai- je fait pour mériter cela? Rien, mais je vais vous le narrer.
*
Je passai les premières années de ma vie à attendre sans impatience, confiant et rêveur, le jour bienheureux où l’on viendrait me lire. Je comblais mes journées en observant la foule, cherchant à comprendre ce qui pouvait les pousser, un par un, à venir enfouir leur visage plein de vie dans des livres passés. Des lois, venues de nulle part, semblaient régler la vie. Bien souvent au printemps, de jeunes alouettes, les cheveux détachés, venaient se reposer avec force tendresse sur le bras d’un amant. L’été, l’eau et les étudiants se faisaient plus rare. L’automne, des feuilles d’arbres nus s’engouffraient parmi nous, mêlant leur couleur rouge au blanc de nos ouvrages. L’hiver était la saison de plus forte affluence; la bibliothèque était chauffée, les hommes nombreux. Bref, j‘y vis de belles choses… je vis vieillir des hommes, leur rides se former. Et je m’attachai à certains, comme un biologiste s’attache aux fourmis qu’il étudie.
Il arriva cependant un temps où l’attente d’une lecture se fit fortement longue. Je me mis à sursauter chaque fois qu’un vague lecteur se dirigeait vers mon rayon. Mais jamais, jamais aucun d’eux ne s’attarda, pas même un instant, sur ma couverture. Tout au plus leur regard balayait la rangée et s’arrêtaient sur l’un de mes camarades. Dégoûté, je me résignai opiniâtrement à me fermer au monde pour réfléchir sur moi-même. Je détournai les yeux du biome de la grande salle, pour les tourner, tout entier, vers ma propre histoire. Ainsi commencera la deuxième phase de mon récit.
*
De quoi pouvais-je bien parler ? Un simple mot lu au hasard, une simple phrase m’aurait aidé. Mais je devais décidément être si peu avenant que personne ne fit ce geste pour moi. Étais-je une œuvre au sujet improbable et grotesque ? Étais-je répulsif ? Ou plutôt insignifiant ? Ou plutôt étais-je répulsif par mon manque d’intérêt? J’étais de ces romans sans saveur qui n’attirent pas l’œil, le livre qui passe mais qu’on ne regarde pas.
Il faut dire que je suis neuf, cela n’aide pas ! Je n’ai pas la prestance d’une vieille Bible reliée ; je ne ressemble pas à ces livres que l’on voit s’ouvrir au début des films d’aventures, et qui se referment à la fin. Non, je ne suis qu’un roman simple. Mes pages ne sont pas crémeuses au regard ni au toucher, mais blanches et rêches ; et, comble du vulgaire, je suis plastifié.
*
Les années ont passé synonymes d’ennui. Et pour mieux les passer, je me suis inventé un loisir personnel: j’ai réécrit moi-même ce que je pouvais être.
Dans un premier temps, mes fantasmes avaient dérivé dans des genres premiers : le roman d’amour, l’aventure chevaleresque, le comique… cette période n’eut pas grand intérêt, j’étais si jeune, et fou.
Un jour, la rumeur lointaine d’une manifestation rue Soufflot m’éveilla de ma torpeur. Je m’imaginai œuvre engagée. Après hésitation, je décidai d’être de ces œuvres de propagande révolutionnaire du début du siècle dernier, hargneuse contre le clergé, assassine envers la noblesse, sacralisant le peuple et le travail de la terre. Publiée en 1902, j’aurais narré avec fougue « les histoires anciennes de la vieille France ». Un récit simpliste, haut en couleurs, de la « Jacquerie » française, vers 1350 composerait la partie centrale. Là, une communauté de jeunes paysans, les joues rougies par le froid et le labeur, et l’œil brillant, s’élèveraient contre le joug infamant de la noblesse. En prologue, l’éditeur, sobrement, aurait écrit : « recueil authentique de chroniques paysannes».
Dans mon passage préféré, Jean Chinon, un brave gaillard de nord picard, prendrait en mains (mains qu’il aurait rudes et puissantes) la révolte paysanne. Au cœur de la nuit, dans le creux d’une grange, des hommes du pays se seraient rassemblés, et autour du feu tiendraient conseil du soulèvement prochain. La voix de Jean, forte et suave, parlerait en ces termes : « Mes amis, j’ai marché tout le jour à travers le pays, et ce depuis trois mois: De campagne en campagne, de chaumière en chaumière et même de ville en ville, l’œil toujours ouvert et les muscles agiles. Un vent de révolte a suivi mon passage : plus aucun d’entre nous ne peut supporter le joug infamant de nos seigneurs cupides. La famine sévit. Les Anglais, à nos portes, ont déjà par quatre fois ravagé le pays. Le dauphin, à Paris, oublie notre misère. Ce serait déjà trop, et pourtant, ce n’est rien ! Je n’ai point encore évoqué les hordes sanguinaires qui traversent la France, armées par notre roi, mais aujourd‘hui rebelles. Celles que l’on appelle les « compagnies », qui pillent nos terres, violent nos femmes, et tuent nos enfants. Et notre « bon » seigneur, enfermé au château, ripaille tous les soirs, quand nous sommes à l’eau! Mes amis, mes bonnes gens, il est temps de rugir à la face du lion. Demain, au chant du coq, nous nous relèverons. La misère du peuple, longtemps notre fardeau, deviendra, dès demain, notre drapeau ! » Jean Chinon, harassé, tomberait dans les bras de ces amis en pleurs.
Le lendemain, je conterais le soulèvement: « A l’heure où la brume s’élève sur les foins; à l’heure où les bœufs auraient dû être aux champs, Jean Chinon, et ses camarades se mirent en marche. Ils étaient tous venu ; tous, trainant derrière eux une vie de labeur, mais rajeunis par l’ardeur d’un combat prochain. Des chants retentissaient par la plaine. Des amis retrouvés s’embrassaient avec joie. Les visages terreux des femmes halées semblaient ceux de madones. Et le premier château monta à l’horizon.»
Le château serait bien sûr détruit dans des effusions de sang, le seigneur infamant serait puni comme il convient. Mais la paysannerie, pleine de noblesse, laisserait aux enfants la vie sauve, leur proposant d’aller vivre chez le forgeron apprendre le labeur manuel.
Cependant, cette envolée populaire s’estompa vite, quand je compris que les récits de la vieille France ne sauraient être attachants dans une bibliothèque moderne. Qui se soucierait aujourd’hui d’un récit fantasmé sur une révolte méconnue? Et comme je rêvais, il n’y avait pas de raison pour que je ne me donnasse pas une personnalité superbement attirante. Aussi, un jour de soleil, je me fis conte pour enfant. Quelle folie !
L’histoire de l’autruche qui courait
Les sages racontent qu’il fut un temps où la terre cessa de tourner…
Sur son axe inexistant, cessant sa ronde folle, elle gît, immobile.
La situation tourna alors à la panique : d’un côté, l’ombre permanente imposait la rigueur d’un froid éternel, la peur, la famine, le trouble. De l’autre côté, un soleil métallique frappait nuit et jour, si l’on peut s’exprimer ainsi. L‘air se saturait, l’eau se faisait bien rare, et la vie en souffrait.
C’est de ce côté-ci que vivaient les animaux de la savane, qui vécurent cette histoire.
A l’heure où le soleil aurait dû se lever, celui-ci, immobile dans le ciel, s’écria : mais qu’est-ce cette chose, qui court sous mes rayons ?
C’était une autruche, une simple autruche, à la nuque nue, le regard vert, et toute plumée, courant. Courant à toute allure sur le sable, l’herbe, et le lit asséché des grands fleuves.
Elle ne s’arrêta plus. Les animaux de la savane, étonnés tout d’abord, la suivirent des yeux, dans un bruissement. Ce bruit suivit l’autruche dans toute la savane : partout on murmurait : mais où court l’autruche ?
Puis on se lassa.
Sauf le rhinocéros : planté sur ses pattes massives, la corne pointant, il regardait l’autruche :
Où cours-tu belle autruche ?
Elle était déjà loin quand ces paroles jaillirent. Et la question resta sans réponse.
La fois suivante, il se posa sur son passage, bien décidé à l’arrêter :
Où cours-tu, l’autruche ?
Mais elle avait déjà bondi par dessus lui et ses grandes pattes l'avaient propulsée bien au-delà du rhinocéros, à l’horizon.
Il creusa alors, sur sa route tracée, une fosse béante, qu'il recouvrit de branchages.
Mais l'autruche, si rapide sur ses pattes ailées, survola les branchages sans qu’aucun ne succombe, et elle était déjà loin quand il hurla :
- Où cours-tu ?
Ce manège se répéta de bien nombreuses fois, autant de stratagèmes pour autant de questions restées sans réponse ! Quand elle apparaissait, frêle forme à l’horizon, le rhino oubliait la faim et la soif, la chaleur, le sommeil : la curiosité était source de vie.
Mais il vint un temps, où le corps fatigué eut raison de la bête.
« Cesse de t’obstiner, murmurait l’herbe grise, la terre est immobile et l’autruche à l’inverse, suit dans sa grande course un espoir désuet. Chacun de nous l’ignore, et tu dois à ton tour, comme l’herbe des prés accepter son parcours. Allonge-toi sur nous, repose tes ardeurs. Tu trouveras en nous une source de fraîcheur »
Il s’assit, harassé, sous un vague palmier ; et fatigué, il s’endormit dans un cocon de chaleur. La mort le guettait.
C’est alors que l’autruche, le regard inquiet, cessa sa course folle pour s’asseoir un instant près de ce corps enflé. Et tendant son long coup jusqu'à son oreille, elle murmura, en son creux, d’inaudibles paroles. L’œil du rhinocéros s’agrandit.
Quelque temps plus tard, l’autruche se relança dans sa course effrénée. Mais en cet instant, le rhinocéros la suivait.
Le bruit se réveilla : l’autruche court ! L’autruche court ! bruissait-il. Et le rhino la suit !
Il arriva alors un curieux phénomène. Sans trop savoir pourquoi, mais y mettant la peine, les animaux de la savane un par un se levèrent. Se joignant à l’autruche, l’on vit bientôt, la masse barrissante d un troupeau d’éléphants, dont la course agile faisait trembler la terre, ainsi que les oiseaux. Du marais boueux où mouraient de grands lacs sortirent les crocodiles. Les lions suivant leurs proies, et les zébus fuyant, décidèrent que tant qu’à courir, autant le faire en rythme. L’on vit même les tortues courir en famille, et former sur le sol un tapis carapacé.
Des colonnes de fourmis suivirent la course folle. Des termites, abandonnant leur palais effrités, sautèrent dans la mêlée. Les serpents, les scorpions, les bêtes de combats, s’élancèrent perdues dans la procession.
Il y eut sur la terre comme un frémissement.
Et c’est sous l’impulsion de cette course effrénée, que la terre, doucement, se remit à tourner.
*
J’étais assez heureux de cette douce histoire, bien plus que de Jean Chinon. Une fois achevée, je la scandai joyeusement au nez des autres livres. Je le regrettai vite. Les foudres du rayon physique s’abattirent sur moi. Une œuvre d’astronomie, à la page quinze de son introduction, m’accabla de remontrances : « La terre tourne autour du soleil, et la terre ne s’arrête pas » ; « Le soleil est un astre qui ne parle pas ». L’on m’accusa bien vite de subversion; les œuvres philosophiques hurlèrent à la bêtise. Un vieux Nietzche aux lourdes pages jaunies qualifia avec dédain mes propos d’idiotie.
Bougon, rageur, j’imaginai alors ce que serait la guerre des livres, si je la déclarais. Les livres n’ont pas d’armes, telles que l’homme les conçoit. Ils n’ont pas de métaux, pas de feu, pas de force. Mais ils ont la plus dure de toutes les tortures: ils ont les mots.
Aussi, je m’imaginai la guerre des mots: on se lancerait, d’un bout à l’autre de la salle des lettres acérées. Un C bien lancé, avec ses deux bouts pointant vers la droite, en éborgnerait plus d’un. On jetterait ça et là de redoutables KIWI: imaginez un lourd K, doublé d’un double I pointu et d’un double V, fonçant à toute allure sur de fragiles pages! Les JEUX seraient comme des mines qui en s’éclatant, laisseraient un J tel un crochet, un X tel deux flèches croisées, un U tel un gourdin, pénétrer durement dans la chair des combattants. Je vous laisse imaginer l’effet d’un QUARTZ, d’une TAUPE, d’un NUAGE volant ça et là au dessus du combat. On laisserait tomber cent VERGOGNES qui s’étaleraient sur le sol. C’est alors que le dictionnaire, lourde infanterie, vomirait sans compter des quantités de mots, sans règle aucune, et sans logique. Une vague informe de phrases informelles déferlerait sur la salle : « genêt présomptueux ibérique droiture », « fichu fidèle fief fieffé » …
Les lecteurs, d’abord paniqués au centre de la mêlée, finiraient par se scandaliser.
-« Cessez chers messieurs cet ignoble massacre! » s’écrierait l’un d’entre eux! « J’aimerais pouvoir lire sans que des mots inattendus s’incrustent sur ma page! »
- « Rhô l’autre! » dirait l’Encyclopédie.
Et l’on se calmerait.
*
Les années s’évertuèrent bêtement à passer. J’observai, triste et amorphe.
Un jour, la description insipide qu’un homme faisait à son voisin de sa nouvelle cuisine me désespéra. Quel manque d’ardeur dans les propos ! Cela me redonna la force de m’imaginer. Je décidai d’être un roman nouveau, ou plutôt un nouveau roman. Etant moi-même un objet, quoi de plus agréable que l’idée d’être conteur de mes semblables !
« La pièce est carrée. A gauche, deux horloges murales sont côte à côte pendues, et tentent vainement d’accorder le rythme de leurs deux tic tacs. Elles ne se ressemblent en aucun cas : la première est une vieille horloge à pendule, en bois, de celles que l’on a pu voir par hasard un jour de pluie où l’on se promenait aux puces de Clignancourt, et dont on est tombé amoureux, séduit par le côté « maison de ma grand-mère » ; la seconde fait contraste par son moderne et sa simplicité: un cercle noir entourant un cadran blanc, où se promènent gentiment trois aiguilles égarées. Il fut un temps où se trouvait à droite une troisième horloge : une marque d’un jaune plus clair, et deux traces de clous sur le mur en sont témoins. Et le fantôme de cette troisième comparse rôde encore sur la salon. Qui pouvait-elle être et comment s’immisçait-elle entre l’antique et le moderne ? »
Malheureusement, je m’arrêtai là. L’inspiration de l’incipit était née dans mon esprit torturé d’un mélange entre un livre de design et une légende urbaine qui courait dans la bibliothèque.
En effet, d’après la légende, il y aurait eu un temps où, au centre de la salle de lecture, une large horloge se serait élevée comme dans un hall de gare. Le tic tac insistant des secondes s’écoulant, la terrible précision du temps qui s’envole, aurait rendu fous les documentalistes. L’une d’entre eux, oubliant la raison, serait, une nuit, rentré par effraction pour voler les aiguilles de l’infernale machine. Mais, sortant triomphante dans la nuit orageuse, un éclair foudroyant aurait touché l’aiguille qui pointait tel un paratonnerre. La documentaliste aurait bien sûr succombé. Le bruit court qu’à l’heure où les livres sont trop vieux et trop abimés, ils entendent le tic tac de l’horloge maudite, et la silhouette électrique de la documentaliste les emporte en chariot dans un monde au-delà.
Cependant, c’est honteux mais l’inspiration qui devait dans l’idéal dicter la suite de mon nouveau roman ne vint pas, certainement retenue ailleurs par quelques esprits brillants. Bref, à la recherche de moi-même, je ne trouvai mots à mon pied.
*
Un jour, une jeune femme dont la mèche brune balayait le visage vint à mon rayon : sa main glissa sur la trame de chacun, ses yeux soulevèrent les titres de chaque œuvre, et son souffle divin ranima mon espoir. Elle m’observa; observa mes voisins ; en bougea quelque uns ; mais toujours son regard s’attardait sur ma place. Elle resta plus d’une dizaine de minutes, de plus en plus fébrile, de plus en plus touchée. Le temps s’arrêta. Sa main se releva doucement vers mon étage, brisant l’air telle la proue d’un bateau, de plus en plus proche; mon cœur - si j’en avais eu un- n’aurait fait qu’un bond. Elle releva sa mèche de cheveux et s’en retourna. Je demeurai.
Je compris par la suite que la femme brune cherchait un livre qui aurait dû se trouver à mon rayon mais qui n’y était pas : on le retrouva plus tard sous une pile d’œuvres allemandes. C’est alors que me vint cette douce révélation : je n’étais ni répulsif, ni inintéressant, j’étais égaré ! Oui, la main délicate qui m’avait classée à mon arrivée à Sainte Geneviève avait commis l’erreur fatale de me poser dans un rayon qui n’était pas le mien ! Et peut-être que depuis, des centaines de mains brunes et fébriles m’avaient cherché, désiré, et déçues, s’en étaient allées. Les bases de données, les rayons, les réserves avaient été fouillés, mais l’on ne m’avait pas trouvé. C’était cela !!
Ainsi, un nouvel horizon aux confins infinis s’ouvrait à moi ! Peut-être n’étais-je pas le roman français de mon imagination! Je pouvais être tout, je pouvais n’être rien ! Je pouvais être l’œuvre de n’importe quel sujet! Je pouvais en moi-même être un triste avatar de tout ce qui chez l’homme peut sortir du cerveau! Qu’étais-je ? Dans quel recoin torturé avais-je pu naitre ?
Mais quelle angoisse ! je pouvais être tout : or, pour l’instant, je n’étais qu’une conscience flottant dans le vide ! Ce fut une torture. La simple perspective de pouvoir m’imaginer toutes les possibilités de mon être m’effondra.
Aussi, je pris la décision définitive de ne pas être égaré, mais d’être ce que j’avais toujours cru être : un roman. Je suis un roman. J’y crois, donc je le suis. Et il n’y a plus rien à y redire. Je préférais rester enfermé dans les limites du genre plutôt que de voguer à la dérive dans un univers de nonsense. Et j’ai recommencé à me rêver à petite échelle, comme un enfant curieux qui revient âprement après avoir parcouru la décadence du monde adulte. Sauf que bien entendu, revenir n’est pas possible.
*
Aussi, j’en arrive à ce point crucial du récit où tout a été dit, celui où le lecteur, satisfait et repu, ne demande qu’à clore l’œuvre pour aller se coucher; celui où je me dois -en bon livre- de vous donner du rebondissement, un retournement de situation; bref, un élément de clôture. Cependant, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je ne suis pas un bon livre. Après toutes ces années, je suis plutôt hargneux. Je vais donc finir mon récit bêtement, sans conscience moralisatrice, sans humour, puis vous dire adieu.
Autrefois, ne me connaissant pas, je n’étais qu’un livre blanc, sans passé ni futur. Mes pages étaient limpides, claires et uniformes ; certainement très agréables à regarder car quoi de plus reposant qu’une page d’un blanc pur. J’imagine que la matière était douce au toucher. J’étais au comble de l’art littéraire: la page blanche, l’origine et la fin.
Apres toutes ces années, fatigué, déconfit, j’ai compris que je devais cesser de m’apitoyer, et me reprendre en main. Je suis blanc et ignorant de moi-même, j’attends mon lecteur? Et bien non, je vais m’écrire moi-même! Je vais remplir moi-même mes pages et mon esprit. Aujourd’hui, j’ai compris comment me connaître seul. J’ai compris qu’un seul et unique genre pouvait me convenir. L’avez-vous deviné? Je suis devenu une autobiographie. Je me raconte moi-même. Aujourd’hui, j’ai rempli mon corps vide de l‘histoire de la vie!
Je me suis amusé à la narrer tel un dialogue, avec un lecteur fantasmé, mon lecteur rêvé. Mais si à cet instant, toi, lecteur, toi qui me lis; si en cet instant même où tes yeux suivent ces lignes; si en cet instant où tu fronces les sourcils, si en cet instant tu te demandes si je te vois me lire; si en cet instant tu as peur de ce que tu dois croire, te demandant si cette histoire est vraie et si tu dois me croire, c’est donc que j’ai réalisé tout ce dont je pouvais rêver: on m’a lu. Merci.
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