2025 : 2e prix CPGE - Se brûler les ailes - Elisa DRABBLE - LS2 Henri-IV

 C’est un caddie rose : si on le suit du regard, on trouve une main, une main fripée, une main usée, et si l’on continue, si les yeux remontent, eh bien, c’est une vieille que l’on découvre. Le soleil brille sur l’avenue tremblotante : la vieille a froid. Elle tire le caddie sans peine, ça va faire trente ans qu’elle le tire – toutes les semaines le même jour – de chez elle jusqu’au supermarché. Faut dire que le poulet du dimanche va pas s’acheter tout seul.

La vieille est seule avec son caddie sur la grande avenue. On lui fiche la paix. C’était jamais le cas avant qu’ils partent, mais maintenant c’est même devenu rare de croiser quelqu’un dans la rue. Elle a pas tout compris, la vieille. Une histoire de couche de zone (d’eau jaune, peut-être ?) qui disparaissait, et ça y est, le soleil devenait dangereux, la terre inhabitable, il fallait partir, tout le monde dans des fusées, direction la lune, et puis Mars aussi tant qu’à faire, les femmes et les enfants d’abord, et vite ! Le truc, c’est que les places s’étaient faites rares, alors le gouvernement avait cherché des volontaires prêts à céder la leur. Elle avait décidé de rester. À quatre-vingt-cinq ans, les racines de sa vie s’étaient déjà installées trop profondément dans cette terre pour qu’elle accepte qu’on l’implante ailleurs. On l’avait suppliée de s’en aller : toujours elle avait refusé. Même le vieux, au final, s’était fait la malle.

La vieille avance, le pas lourd, le caddie léger, et en ce jour de fin du monde, elle n’a qu’une chose en tête : elle pourrait tuer pour un hachis parmentier. Tous les dimanches de sa vie, elle a préparé du poulet pour le vieux : du poulet grillé, du poulet rôti, des cuisses, du blanc, en ballotine, en feuilleté ; nommez-le, elle l’a fait. Il n’a jamais voulu autre chose que du poulet. Ça doit faire des années qu’elle rêve d’un hachis parmentier, avec de la viande tendre, de la purée onctueuse, juste ce qu’il faut d’ail pour qu’on en sente le goût. Presque elle en salive, et après avoir passé l’entrée du supermarché, on pourrait quasiment la voir bomber la poitrine d’orgueil, héroïne romantique se rebellant contre l’oppression du rituel dominical.

Elle touche au but : le rayon Surgelés n’est plus qu’à quelques enjambées. Jusqu’ici, le soleil la poursuit : lui aussi est entré, par une grande baie vitrée qui parcourt tout le mur. On est en automne, c’est une de ces heures où la lumière fait brûler les avenues, la ville est une triste fête et, du carnaval des couleurs, le supermarché n’est pas exclu : les néons s’esclaffent quand les cheveux de la vieille prennent la teinte d’une feuille morte. Peu lui importe, à la nature, que ce soit la fin. La vieille observe de ses yeux bleus que l’âge déjà voile ; on les voit s’éclairer : elle s’est ressouvenue du hachis parmentier.

Quand elle tourne au coin de l’allée, c’est de surprise que son caddie lui glisse de la main. Par terre, entre les poissons panés et les pizzas congelées, cachée derrière des lunettes et des larmes séchées, il y a une fille. Elle est jeune, belle sans doute, et la vieille ne comprend pas ce qu’elle fait ici. Les derniers départs, c’était la semaine dernière, déjà. Et puis la vieille voit la prothèse, comprend la jambe qui devrait être là. Dans un sursaut préhistorique, les hommes sont montés dans leurs fusées en laissant les vieux, les malades et les infirmes derrière eux.

Qu’est-ce que vous foutez-là ?

La question surprend la vieille. Pas le ton, mais la question. Ça faisait longtemps qu’on ne lui en avait pas adressé une – en tous cas, une à laquelle on s’attendait à ce qu’elle réponde.

Je fais mes courses.
Pourquoi ?
On est dimanche. Vous avez pleuré ?

La vieille ne s’est jamais mêlée de ce qui ne la regardait pas. N’a jamais pris de place, jamais haussé la voix. La vieille connait les mots de la cuisine et ceux du quotidien. Elle connait les touches de la machine à écrire (vestige d’une carrière de secrétaire, interrompue par l’arrivée d’ordinateurs qu’elle n’a jamais maitrisés) et sait le son qu’elles produisent et la façon dont celui-ci s’accentue quand on tape trop fort dessus. La vieille a toujours eu le langage mécanique, précis, pratique. Et pourtant elle rencontre la fille dans le supermarché et :

Mademoiselle ? Vous avez pleuré ?

Dans le regard que la fille lui jette, la vieille a l’impression de voir brûler l’été qu’elles ne connaitront pas.  

Bien sûr que j’ai pleuré.

La vieille attend, ramasse son caddie trop longtemps abandonné. Il fait beau dehors, et les oiseaux chantent : démystification du paysage-état d’âme.

J’ai dix-huit ans et je ne veux pas mourir. J’aime quand le soleil se lève et moins quand il se couche. J’aime marcher pieds nus et sentir l’herbe sous moi, j’aime l’odeur de la ville, surtout quand il a plu, surtout quand je la regarde depuis le toit, vous savez celui de cet immeuble, celui qui est très haut, j’aime quand on y monte et quand on y partage une bière, j’aime régner sur la ville et surtout sur l’aube, à ce moment je le sais c’est moi qui tiens les rênes, ceux du char du soleil.

 La vieille se tait.

Je ne veux pas qu’on me dicte ma vie, mais je veux encore moins qu’on me dicte ma mort. J’ai des fleurs à sentir et un garçon à rencontrer. Vous savez, avant, j’avais parfois ce rêve, je ratais le métro, le métro qu’il aurait pu prendre, je restais sur le quai et lui il montait et nous ne nous rencontrions pas. Ou je montais dans la mauvaise rame. Ou il était assis derrière moi, et je ne me retournais pas, lui non plus, je rencontrais quelqu’un d’autre et toujours, toujours il y aurait pu avoir ce garçon. Avant, au moins, il y avait la possibilité de ce garçon.

La vieille la regarde.

C’est plus que ça encore, je ne veux pas juste ne pas mourir, je veux vivre, je veux vivre plus, je veux toujours être insatisfaite de n’avoir pas vécu assez. Je veux la vie comme pente douce et le désir comme terrain de jeux. Je veux des sentiments comme d’autres ont eu des soirs d’été – je veux brûler. Et je serais comme Icare : j’aurais le choix de voler trop haut. Moi ça ne m’intéresse pas la tragédie, je ne veux pas d’Antigone, je refuse Iphigénie. Madame, j’ai dix-huit ans, c’est pour ça que je pleure.
Vous êtes seule ?
Tutoyez-moi.
Tu es seule ?
Oui.
Viens manger chez moi.

C’est au tour de la fille de regarder la vieille. Elle s’y raccroche – c’est trop tard pour l’espoir – comme à un dernier rempart.

Et vous, pourquoi vous ne pleurez pas ?
Je crois que je suis trop vieille pour ça.
Je crois que vous vous trompez.
Je n’en ai pas envie.
Maintenant je crois que vous mentez.
Je crois… je crois que je ne sais pas.
Que vous ne savez pas ?
Que je ne sais pas pleurer.

Dans le rayon Surgelés du supermarché, la fille enlace la vieille. Elles sont vivantes et pour le moment, c’est une raison suffisante pour être heureuses.

Tu vas voir, ça va être grandiose comme repas.
On y va ?
Il me manque quelque chose.

La vieille se dirige vers le frigo où elle a tant de fois vu ce hachis parmentier qui l’a si longtemps fait saliver. Elle s’en approche, d’un pas plus léger qu’avant : il y a quelque chose, dans le fait de partager un repas, qui lui a toujours plu.

Elle est devant l’armoire réfrigérée, passe des petits pois au mix quatre saisons, s’attarde sur les cordons bleus, trouve enfin l’étiquette.

Le présentoir est vide : pénurie de hachis.
La vieille pleure.
    


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