2023 : 2e prix ex-aequo Lycée - Les naufragés de la dérive - Alexandre NIZRI-BIDON - Tle Louis-le-Grand

 I - Enfance
Au grand dam des parents, et pour le plus grand bonheur de leur fils, les plages des vacances d’octobre et d’avril se consumaient à Etretat, par de longues journées à errer dans une demeure sordide. Mais pour Léo, cette maison n’avait rien d’un manoir lugubre et tout d’un grimoire merveilleux, gorgé de souvenirs et de secrets passés. A chaque nouvelle arrivée l’excitation montait en lui comme une vague, guettant de ses petits yeux arrondis la plus belle maison d’Etretat, et avec elle la plus douce de toutes ses habitantes : sa grand-mère. Dida les accueillait toujours avec des Schwobenbradele, des petits sablés allemands qu’elle arrangeait en forme d’étoile. Léo les adorait, mais ne parvenait pas à en retenir le nom, alors il demandait toujours : « où sont les étoiles de mer ? », pensant que ces pâtisseries ne se faisaient qu’ici, en bordure de l’océan.
Chaque jour, la mer prenait un peu plus de terre à Dida, grattait son jardin en haut des côtes, et avalait les restes qui tombaient sur la plage en contre-bas. Sa maison était la dernière avant la falaise, et Dida savait qu’elle devrait un jour laisser l’océan s’emparer du lieu de tous ses souvenirs, de sa vie entière, sans ne pouvoir rien faire. Mais tout au fond d’elle, quelque chose préférait que la nature lui reprenne tout plutôt que les hommes une fois de plus, qui avaient laissé Léo sans grand-père à jamais. Lui, justement, avait cette manière merveilleuse de dire les choses qu’ont les enfants quand ils ne comprennent pas un phénomène, et le ramènent à eux ; il disait souvent que la maison s’était encore rapprochée de la falaise, et demandait ensuite pourquoi elle faisait cela. Ses parents, rois des sceptiques en tout genre, se fermaient à lui expliquer que la maison ne bougeait pas, assommant leur fils de cinq ans avec les principes de l’érosion. Seulement, dès qu’ils furent partis, sa grand-mère revenait à lui et lui murmurait à l’oreille que la maison était amoureuse, et qu’elle se rapprochait de jour en jour de celui qu’elle aimait tendrement.
La maison est amoureuse de grand-père ? demanda Léo un soir, du fait que son grand-père avait été enterré illégalement sur la plage.
Non, ça c’est moi, répondit-elle avec une touche de tristesse dans son sourire. La maison, elle, est amoureuse de l’océan.
Ah c’est pour ça qu’il nous envoie plein d’étoiles de mer ?
Exactement, sourit-elle, et moi je les change en biscuits.
Ça c’est parce que t’es magique ! s’exclama-t-il.
Ça, et le fait que ton grand-père me l’a appris, ajouta-t-elle. Il y a très longtemps aujourd’hui, il est revenu à la maison sur son bateau, et derrière lui une vague immense le suivait ; elle avait ramené d’Allemagne des milliers d’étoiles de mer pris dans son courant.
Une vague immense ? s’inquiéta-t-il enrobé dans sa couette.
Gigantesque ! reprit-elle, ton grand-père en a fait beaucoup de cauchemars. Il la revoyait toutes les nuits, elle le tourmentait, et s’écrasait à l’aube.
Elle lui a fait du mal à mon grand-père ? dit-il d’un air apitoyé.
Beaucoup, répondit Dida. Mais j’étais là pour le soigner, tu sais.
Elle s’arrêta de parler. Dida savait qu’elle s’aventurait sur des explications que sa fille ne voulait pas encore donner à son fils. C’était chaque fois la même chose ; dès que la conversation penchait légèrement sur la guerre, sur l’Allemagne ou la famille, elle s’éteignait aussitôt. Emma ne voulait pas que son fils vive dans la tourmente inutile de ces souvenirs, et disait qu’il apprendrait avec les autres quand l’âge viendrait. Après maints débats sur l’inconscience ou non d’une telle décision, les repas étaient, désormais, simplement silencieux. Mais Léo avait pris goût pour un mystérieux livre bleu, de la taille d’un portefeuille, manuscrit, qu’il avait trouvé dans sa bibliothèque. C’était le journal que tenait son grand-père à l’époque interdite par Emma, et Léo demandait chaque soir à sa grand-mère, pour s’endormir, qu’elle lui en lise un passage. Dida romançait tout, changeait les personnages en loups et en princes autant que son imagination lui permettait, mais ce ne fut pas assez : le livre disparut mystérieusement sans aucune raison ni trace, causant un chagrin terrible à Léo, qui pleura toute une nuit.
II – Gloire et dérive
Avril 1981. Ce fut les dernières vacances partagées en famille. Les années passèrent, et la génération du milieu qui séparait Léo et Dida creusait, par son ambition, un fossé de plus en plus grand entre les deux. Le couple partit pour la capitale, où le succès était à chaque coin de rue. De postes en postes, ils se faisaient un nom, et, de dîners et beuveries, ils se faisaient un entourage, assurance de leur récent succès. Avec l’école et leurs ambitions pour leur fils, Léo ne quittait plus la ville, et les vacances se faisaient chez des amis et collègues influents, descendant jusqu’à la Côte d’Azur et ses effets dorés. Mais Léo n’oubliait pas Dida, et l’appelait toujours un peu, entre octobre et avril. Elle avait souvent l’air occupée, dérangée entre deux tâches, et parlait avec confusion, ce qui amusait beaucoup Léo. Comme ils bougeaient souvent, Dida n’avait pas de numéro à appeler, alors c’était toujours à lui de le faire. Ils ont maintenu ainsi une belle correspondance, mais un jour il arrêta d’appeler. Les études lui pompaient trop de temps, et ses parents prenaient ce qu’il en restait pour le présenter à leurs invités. Après leur divorce, l’ascension se brisa comme une vague sur un rocher : rapidement et en mille morceaux. Son père quitta Paris et sa mère sombra dans l’alcool, dépensant l’écume de ses jours restants dans l’espoir qu’elle portait en son fils.
Léo avait continué son chemin seul dans la grande ville, suivant la voie que ses parents avaient déblayée pour lui. Il était aujourd’hui avocat de la défense, peut-être par un goût pour le défi d’acquitter un coupable, ou pour autre chose. Sa mère avait tout fait pour lui offrir une vie au large des tourments, et aujourd’hui qu’il avait pris le large, qu’il ne voyait plus la rive, elle faisait tout pour l’y ramener, depuis la terre d’oubli où il l’avait placée. Esseulée dans une chambre de bonne au sixième étage d’un immeuble haussmannien, elle avait perdu son fils qu’elle voulait ménager ; Emma avait toujours souffert de la permanence du souvenir, du poids constant de la mémoire dans son éducation, et souffrait désormais d’une ironie amère, celle de n’être plus dans la mémoire de personne. Elle parlait seule, s’excusant à sa mère qu’elle n’osait pas voir tant elle avait honte de ce qu’elle avait accompli, comprenant enfin la douleur que cause un oubli forcé. Les rides s’étaient accumulées sur son visage et sur le cœur de son fils, qu’elle avait perdu loin d’elle.
Tu me manques, tu sais, lui dit-elle le jour où il revint la voir, pour la dernière fois avant de s’envoler retrouver son père en Amérique. J’ai tout fait pour toi, tout, mais regarde-toi aujourd’hui ! Dans tes yeux il n’y a que de la haine et de l’incompréhension. Je n’ai pas cru comprendre, mais on m’a dit à demi-mot que tu divulguais des théories complotistes à qui voulait bien l’entendre ? Que tu t’amusais à refaire l’histoire…ton histoire ?
Léo ne prononça pas un mot. Il la regarda simplement, l’entendit peut-être, mais resta aussi froid que du marbre face à ses paroles. Emma perçut alors comment elle avait détruit consciemment les liens qui l’unissaient à son fils, avec quelle jouissance elle l’avait fait ; elle le voyait dans ses yeux, et goutait aujourd’hui, impuissante, au résultat de sa méthode.
III - Retour
De son côté, Dida avait affronté un dégât des eaux ravageur qui avait poussé dans sa cave, il y a longtemps de cela, et enseveli sous ses flots des cartons entiers de souvenirs effacés. De temps à autres, Léo appelait pendant qu’elle tentait de sauver de cette vase les affaires de son grand-père. Les jambes entièrement sous l’eau, elle rattrapait ce qu’elle pouvait et sauvait certains cadres, les médailles scolaires d’Emma, ses premières boucles d’oreille, des trophées de natation synchronisée, et autres photos de sa naissance. Dans la tumulte des dégâts, elle perdit sa robe de mariée, et l’album du mariage qui allait de pair, parmi tant d’autres souvenirs. L’écume boursoufflait à la surface, avalait toutes ces boites que l’océan lui volait par avance ; c’était comme si la mer remontait la falaise et envahissait son abris, ne lui laissant rien ou presque.
On klaxonna dehors. Elle s’extirpa hors de son fleuve d’intérieur et remonta par l’escalier jusqu’à l’entrée où, ne prenant pas la peine de se changer, elle ouvrit la porte dans un état effroyable, les cheveux hirsutes et le visage pâle. Elle semblait perdue, dans la lumière du jour, aveuglée après avoir passé tant d’heures dans le noir. C’était un jeune homme, trente ans peut-être, rasé, les yeux noirs et arrondis au bord desquelles perlaient quelques larmes. « Je peux vous aider jeune homme ? » demanda-t-elle dans l’empressement. Lui resta silencieux, un instant ; puis, toujours sans rien dire, se mit à pleurer, comme ça. Devant ce triste spectacle, elle l’invita à l’intérieur pour une tasse de thé bien chaud et une consolation.
La maison était sombre, lugubre : elle n’avait pas été entretenue depuis longtemps pour sûr. Depuis la cuisine, elle lui demanda s’il voulait des étoiles de mer avec son breuvage. Il recracha tout à ces mots, stupéfait. Alors qu’il lui demandait quelque éclaircissement sur ce qu’étaient ces étoiles de mer, elle n’était plus là. Suivant ses bruits et ses paroles qui évoquaient une fuite à la cave, il descendit l’escalier pour l’y aider, et ouvrit la porte sur un spectacle étonnamment vide : il n’y avait pas la moindre goutte d’eau. Au milieu de cette salle sèche et sombre, elle gesticula, parla beaucoup et décrivit toute l’eau qui s’accumulait autour d’elle à la minute. Tous ses souvenirs s’étaient noyés dans la maladie, et la fuite, bien réelle, était ailleurs. Il s’approcha d’elle et tenta de lui faire arrêter ses mouvements frénétiques, mais elle s’obstina, puis leurs yeux se rencontrèrent.
Léo, soupira-t-elle le regard perdu. Mon Léo… ! C’est bien toi !
Maman m’a dit de passer, dit-il la gorge nouée. C’était elle, elle l’avait volé pour m’empêcher de le lire, continua-t-il le sourire brisé en lui tendant un petit livre bleu. Hier, elle me l’a rendu, et je l’ai fini.
Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que c’est mon Léo ?
Le journal de grand-père ! Tu sais ? Avec…avec les princes et les loups, et la vague…
La Vague…C’est celle qui a amené toutes les étoiles de mer ? demanda-t-elle.
Oui ! s’exclama-t-il… Et que j’ai failli oublier.
Tu sais tout ça parce que tu es magique ! lança-t-elle.
Quoi ? Non…Mais pourquoi tu dis ça ? Je sais tout ça parce que tu me l’as appris. Tu m’as tout appris, malgré la dérive qui s’annonçait…
La dérive ? s’inquiéta-t-elle enrobée dans son voile. Elle est dangereuse ?
Immensément ! répondit-il. Quand on est dessus, c’est comme une vague qui nous perd dans l’océan, qui va à l’envers au lieu d’aller sur le port, jusqu’à ce qu’on le perde de vue et…
Elle nous a fait du mal ? dit-elle d’un air apitoyé.
Léo resta silencieux un instant. Il avait déjà posé cette question. A vrai dire, il avait déjà vécu cette conversation…à l’envers. Il fallait, lui, qu’il réapprenne tout, qu’il reprenne les chemins de son enfance et de son passé, et cela, il le ferait. Mais elle, remontée à contre-courant si loin dans son enfance… Parfois il se demandait si, inconsciemment, elle n’avait pas contracté la maladie par sa faute, pour ne pas avoir à souffrir la vue d’un petit-fils qui s’éloigne à ce point dans l’oubli, en oubliant la première. Cette pensée le torturait, car maintenant qu’il se tournait vers une nouvelle vie, elle était déjà partie trop loin dans la sienne pour faire le voyage avec lui.
Non, répondit-il finalement. Tout va bien.
Il sortit prendre l’air sur la côte ; la mer n’était plus qu’à quelques pas de la maison. L’érosion, se dit-il…

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