2023 : 2e prix ex-aequo Lycée - Endroit à l'envers, envers à l'endroit - Lilou ACKERMAN - 1re Louis-le-Grand

 

Endroit à l’envers, envers à l’endroit


Je me suis préparé pour ce spot. J’ai modelé mon apparence au mieux pour incarner le cliché du surfer. Les cheveux longs, bouclés, un ton cependant pâle compte tenu de la saison hivernale. Malheureusement, que des femmes mûres sur la digue et leurs petits-enfants émerveillés par les grosses vagues. Le vent siffle dans mes oreilles encore sèches. J’ai la chair de poule. Principalement à cause du froid ; mais aussi d’excitation. Je savoure la terre avant de me jeter dans l’océan. Le sable est froid et dur, c’est   la Bretagne, pas Hawaii. Ma plante de pieds vire au violet. Il faut y aller. J’enfile mes chaussons, prends ma planche sous le bras et m’en vais glisser sur l’étendue bleue — ou grise, voire un peu verdâtre. L’océan n’est jamais rassurant. Encore moins avec une mer à 5 sur l’échelle de Douglas. D’autres en combinaison quatre centimètres courent en direction des vagues. Je suis, c’est la course à la plus grosse.
L’écume m’éclabousse, les cheveux me collent au front. Je brasse aussi fort que je peux, plaqué contre ma planche. Le flot est froid contre mes mains dépourvues de palmes ; la récompense à la fin de l’effort est mieux que tout. Les vagues se font de plus en plus hautes. Ma planche et moi affrontons les montagnes russes tant bien que mal. Je bascule à de multiples reprises, mais mon sens de l’équilibre me maintient droit vers mon but. Un surfeur est arrivé avant moi, je le vois prendre une vague, enchaîner quelques virages, lancer un cut-back. Il dompte l’animal bleu-gris-verdâtre et coupe la surface enragée avec son aileron. Impressionné, j’en bois la tasse. Une sirène en combinaison me dépasse, il ne faut pas que j’arrête de ramer ou je vais me faire renverser. Quelques efforts plus tard, me voilà au large à attendre la bonne. Deux, trois surfeurs partent avant moi sur des vagues écumeuses, ça n’a rien de fameux. Je sens l’océan gronder sous ma planche ; elle est proche. Je n’ai pas besoin de tourner la tête pour sentir la masse d’eau iodée se rapprocher. Je la sens qui roule sous la surface. Son dos s’arrondit, toujours plus haut et plus gros. Elle se redresse vite, je ne dois pas la laisser me submerger. Je rame, le menton dans l’eau froide. Peu importe, la voilà derrière moi.


Bleu. Bleu. Bleu.
Gris. Gris. Gris.
Vert. Vert. Vert.
Froid. Froid. Froid.
Bruit. Bruit. Bruit.
Éclaboussure.
Glisse. Glisse. Glisse.
Éclaboussure.
Gronde. Gronde. Gronde.
Froid.
Glisse. Glisse. Glisse.
Glisse infinie.
J’y suis, dans le rouleau. L’air a disparu. Je retiens mon souffle. La terre est loin. Coupé du monde ; la planche est mon point d’ancrage. L’eau m’encercle et m’étouffe. Tous mes sens sont ravivés. Agressés de tous côtés.
Lumière. Vague. Colère. Froid.
Gouttes. Partout. Tunnel liquide.
Endroit à l’envers. Envers à l’endroit. Horizon disparu. Tache de jour indistincte, je ne me retrouve plus.
En aucun cas ne toucher la paroi, au risque de se faire broyer par l’H2O. Le jeu : « water is lava ». Aucune échappatoire. Sourcils froncés et regard concentré, je cherche l’horizon. Point d’équilibre sans point de fuite. Cette absence pèse. Dans quel sens me trouvé-je ? Peur de sombrer l’instant suivant. Cœur agrippé. Orteils crispés. Yeux et oreilles écarquillés. Le répit est interdit dans cette spirale infernale.
La vague ne s’arrête plus. Le surf s’use dans ces minutes interminables. Mes jambes ne le maîtrisent plus. J’oscille. L’eau boit mon énergie. Je me mollifie sous le néoprène et laisse par inadvertance le soldat bleu me toucher au bras. Je chavire. Ma monture disparaît derrière le rideau gris, me cognant une dernière fois au tibia. Je me fonds dans la masse verdâtre.


Il y a des nuages au-dessus de moi. Le soleil rayonne et transperce la couche ondulante. La lumière s’imprime sur mon corps en une multitude de taches. Je suis échoué sur une plage de sable. Dur et froid. C’est la Bretagne. Comment suis-je sorti de l’eau ? La vague aurait dû me briser les os. Je devrais être au fond maintenant. Qui m’a ressuscité ? Je me lève. Mes jambes sont engourdies et mes orteils rabougris dans mes chaussons gorgés d’eau. J’ai les cheveux encore humides et entremêlés de grains de sable. Ma peau est granuleuse de sel. Une fois debout, je fais face à l’océan. Mais… l’eau a disparu ! Je n’en crois pas mes yeux. Ce n’est pas marée basse, c’est bien du sable qui s’étend à perte de vue, sans le moindre millilitre d’eau. L’horizon est beige et froid. Je crie : « Mais où suis-je ? » et ça ne résonne nulle part. Mes paroles courent sur le sable breton qui ne m’adresse même pas un murmure en retour. « Je suis donc seul ? » je continue sans espoir. « Qui m’a déposé ici ? » imploré-je en arpentant quelques mètres. Shhhhhh. Un mouvement au-dessus de moi. Je lève la tête. Stupeur ! un énorme ballon d’eau est suspendu dans les airs. Sa paroi translucide s’agite doucement dans le ciel. Je recule ; que se passe-t-il ? La vague céleste me suis. Je m’enfuis et le ciel tout entier s’agite. Sursaut. Je m’aperçois maintenant que les nuages ont disparu et le ciel avec eux. Le plafond de ce désert n’est autre que l’océan lui-même. Les rayons du soleil paraissent à travers le mouvement des blocs d’eau. Les taches lumineuses scintillent sur le sable. Affolé, je continue à courir vers l’horizon. La vague au-dessus de moi s’intensifie au fur et à mesure que j’accélère. Elle mugit dans mon cou. Serait-ce la même vague qui m’a emporté ? Elle est si haute qu’elle me frôle parfois le dos. Elle me hante. Je suis donc aux enfers ? Peut-être est-ce ici le paradis ? Ou bien la salle d’attente ?   
Je m’arrête de courir, le souffle court et le cerveau en vrac. Qu’est-ce donc que tout ce cirque ? L’océan s’est envolé dans les airs, il ne reste plus rien sur terre, la digue a disparu, la ville et ses habitants aussi ; il n’y a que moi et ce sable froid, infini, qui s’étend à des kilomètres à la ronde. Je n’ai aucune idée de la distance parcourue tant chaque grain de sable se ressemble. Aucun relief, aucune crevasse. Simplement cette ondulation légère et régulière des fonds marins. La tête me tourne, tout cela me rend malade, je vais devenir fou. Je retourne à ma position initiale : allongé. Je regarde ce ciel étrange, cet océan qui n’est pas à sa place. Je me perds dans sa couleur bleu, gris, verdâtre. Elle s’est calmée désormais, comme les battements de mon cœur. Je ferme les yeux. Peut-être que ce n’est qu’un rêve et que je ne suis jamais parti surfer ce matin. Je divague dans mon esprit. Il est malheureusement aussi vide que l’endroit où je me trouve, je n’ai aucun souvenir. Qui suis-je ? Quel est mon nom ? Mon âge ? Qui est ma famille ? Est-ce que je vis seul ? Est-ce que quelqu’un s’inquiète pour moi là-haut ? Soudain, un cri lointain. Des rires et des exclamations joyeuses au-dessus de moi. J’ouvre grand les yeux. Je n’ai pas bougé, la mer est toujours dans le ciel. Mais cette fois-ci, il y a du monde dedans : je peux voir des jambes qui nagent. C’est un groupe de deux ou trois personnes. « Hey ! » je les appelle en me levant.
Vague.
Ils ne m’entendent pas. Mais je peux entendre ce qu’ils disent. « C’est vachement bizarre cette mer calme, là ; ils avaient prévu une force 4 our aujourd’hui ! où sont les tubes ? » dit une femme. Je peux voir qu’ils ont des planches. Des surfeurs. « He ho ! S’il vous plaît » je réessaye en faisant signe.
Vague. Vague. Vague.
« Oh bah tiens, quand on parle du loup. C’est Poséidon qui se réveille. C’était bien trop plat jusque-là. » continue-t-elle. Ils ne m’entendent vraiment pas. Je suis coincé dans ce monde parallèle. Comment puis-je communiquer ? Je saute, les bras en l’air pour toucher le ballon d’eau.
Grosse vague.
« Woaw ! » s’exclament les voix au-dessus. J’ai pu plonger ma main dans le nuage d’eau, mes doigts sont mouillés. Je réitère l’expérience. Je dois pouvoir rentrer dans la mer et regagner ainsi l’autre monde, le vrai. Saut.
Vague.
Je tente de m’agripper à un quelconque rebord, mais tout glisse. Je retombe en un boum ! sourd. Le sable n’a pas amorti ma chute. « J’ai l’impression que ça se lève, on devrait aller au large, peut-être qu’il y aura des rouleaux. » dit un surfeur. Je vois le groupe s’éloigner en nageant. Vite, je me relève, je ne dois pas les perdre de vue, ils sont mon seul moyen de retourner d’où je viens. En les accompagnant, les vagues me suivent. J’ai l’impression que je les dirige et que je peux leur faire faire tout ce que je veux. Je tente de faire une série de vaguelettes pour faire avancer les surfeurs. « Youhou ! » s’exclament-ils. Je saute sur moi-même à plusieurs reprises en courant.
Vague. Écume.
Je réitère, tourne sur moi-même et fais une roue.
Vague. Grosse vague. Écume.
Un des surfeurs a pris ma vague. Sa planche glisse dans le tunnel, je peux voir l’aileron en transparence. Il exécute quelques virages, un snap-back et poursuit sa ride en poussant des cris d’excitation. Je peux imaginer les frissons qu’il a dans la vitesse de ma vague. Je lance une nouvelle vague, d’autres surfeurs partent, s’amusent et moi je m’applique de l’autre côté. Je ne vois pas le temps passer, bientôt, tous les surfeurs quittent mon ciel.
Je suis à nouveau seul, perdu au fond d’une mer vide.
Je crois que je commence à comprendre.
Je suis mort, emporté par la vague.
Me voilà désormais au fond de l’océan.
Et c’est moi, l’océan.

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