Le merveilleux voyage de George d'Elena Isern : 2e prix du concours de nouvelles, catégorie lycée 2015

Le merveilleux voyage de George

C'était par une belle et claire matinée d'été. Le soleil se levait tout juste, illuminant la gare d'Oslo, diffusant sa pâle lumière orangée. Il était encore tôt, les lieux commençaient tout juste à prendre vie ; les premiers arrivants envahissaient déjà les quais, se pressant de toutes parts, cherchant l'emplacement du train à destination de Bergen.
Parmi eux se trouvaient James Taylor et son père, vacanciers anglais arrivés en Norvège la semaine passée. Ils étaient en avance, pourtant, comme tous les autres touristes, ils guettaient l'affichage des voies avec anxiété.
Une certaine excitation gagnait peu à peu le garçon ; il n'était pas sans savoir que le trajet Oslo-Bergen était l'un des plus magnifiques du monde. James en aurait des choses à raconter lorsqu'il rentrerait ! Il sentait d'avance que deux pages de descriptions ne suffiraient à présenter toutes les beautés qu'il allait contempler, tous ces paysages auxquels ses yeux allaient être exposés.
Cependant, il y en avait encore pour un bon bout d'attente. James profita de ce temps-là pour promener un regard curieux autour de lui. Il examina le décor, les différents individus. En balayant l'espace des yeux, il tomba finalement sur un duo qui sortait du lot : un autre garçon, un peu plus jeune que lui, la quinzaine peut-être, marchait dans sa direction, accompagné d'un homme. Probablement s'agissait-il d'un père et de son enfant. En tout cas, le garçon dégageait quelque chose de particulier, peut-être parce qu'il levait souvent la tête vers le ciel, un sourire béat figé sur les lèvres, avant de s'agiter de tous côtés et de fixer l'horizon d'un air excessivement enthousiaste. Ses yeux grands ouverts et son air niais étaient pour le moins bizarres. De surcroît, parfois, il levait le doigt en direction d'une cheminée produisant une légère fumée, ou encore vers le sol, désignant les longs rails qui portaient les trains. Et alors, son sourire s'élargissait...
Curieux comportement.
Les nouveaux venus s'assirent sur un banc, à quelques pas de là, et James, légèrement indiscret, dressa l'oreille pour entendre ce qu'ils disaient. Malheureusement, un coup de sifflet l'empêcha d'intercepter les paroles. Tout ce qu'il comprit de leur échange, c'était que le garçon s'appelait George.
James continuait de les épier lorsque soudain, il sentit une main s'abattre sur son épaule : M. Taylor le tirait en arrière, lui faisant signe d'avancer vers leur voiture. Les panneaux venaient tout juste de donner les informations, le départ était pour bientôt.
Ses fantasmes revinrent hanter son esprit : James avait en tête toute sorte de lieux paradisiaques ; songeant déjà aux futures merveilles qui s'offriraient à sa vue, il délaissa les gens de la gare et se concentra de nouveau sur les prochaines sensations à venir, tirant déjà un calepin de sa poche. Probablement ferait-il des croquis en cours de route, voire, écrirait-il des poèmes... du moins, il espérait que le spectacle l'inspirerait.
Les Taylor montèrent à bord du train, lequel était d’une jolie teinte rouge. Ils prirent place sur leurs sièges, et, drôle de coïncidence, il s'avéra que George et son père avaient leurs places réservées juste en face. Gêné d'être aussi proche de gens, à première vue, singuliers, M. Taylor sortit un journal de son sac à dos et se réfugia derrière, se coupant du monde.
James, lui, était pressé de partir, il avait envie de voir. Il triturait nerveusement ses doigts en attendant le signal du départ. Enfin, il fut donné ; le long serpent métallique de couleur vermeille s'ébranla et s'avança lentement vers son terminus, Bergen.
Des feuilles vierges étalées devant lui, le stylo en main, James était armé pour conserver une multitude d'images. Et il était bien l'un des seuls... En effet, curieusement, les autres usagers n'accordaient au dehors que quelques regards furtifs, évasifs, le temps de prendre une photographie, histoire de prouver qu'ils avaient fait le voyage. Rares étaient ceux qui, comme lui, manifestaient une réelle fascination pour l'extérieur et ses trésors.
George, en revanche, semblait touché par ce qu'il voyait. Collé à la vitre, il restait bouche-bée, admiratif, devant les détails qui lui paraissaient les plus remarquables, montrant une véritable sensibilité. De temps à autre, un petit cri lui échappait, comme celui d'un enfant devant un jouet nouveau. Peut-être était-ce une maladie qui le rendait ainsi ? Mais peu importait à James, de toute façon, il fallait dire que la vue en valait le coup.
Au tout début, ce furent surtout des arbres et des plaines qui se dessinaient sur les côtés. Mais quelles plaines ! Quels arbres ! Il y avait quelque chose de magique dans ce vert, dans cette infinie superficie. Des rangées de sapins semblaient s'élever jusqu'aux cimes, émergeant dans la lumière du matin, se profilant droit vers un ciel bleu parsemé de fins nuages blancs. Cela donnait l'impression d'appartenir à un univers féerique.
James trouvait le voyage trop bref ; bien que sept heures de route les séparassent de la dernière ville desservie, les minutes filaient...
Vers le quart du trajet, on apercevait déjà de superbes montagnes, dont le sommet était d'un blanc nacré. Les neiges éternelles. James risquait de temps à autre un coup d’œil à George, et là, en l’occurrence, il put voir dans ses yeux le reflet de toute cette immensité. Ce garçon vibrait de tout son être, les mains plaquées sur le rebord, le nez posé contre le verre. Il frémissait dès que passait un lac, ou bien, lorsque le vent se levait pour venir bouger les feuilles des arbres de sa force colossale et si mystérieuse.
En le dévisageant attentivement, James comprit quelque chose. George pénétrait dans le paysage, il ne se contentait pas de le voir, il essayait de le vivre. Voulant l'imiter, le jeune Taylor ferma à demi les yeux. Au loin, il discernait toujours les éléments, à la différence qu'à présent, il évoluait à l'intérieur. Il pouvait sentir le vent, ce même vent qui ondulait légèrement sur l'herbe et la faisait courber. Oui, il en percevait la caresse sur sa joue, il entendait son mugissement lorsque, tout à coup, la brise partait d'un assaut violent.
Un peu plus loin encore, voilà qu'il y avait de grandes vallées, des forêts sombres, des étendues... des cascades aux eaux limpides. James resta hypnotisé devant pareilles merveilles, quant à George, il ne s'en détacha qu'un instant : il chuchota quelque chose à son père – en anglais et non en norvégien –, celui-ci hocha la tête d'un air doux en guise de réponse. James vit alors cet étrange garçon se lever et marcher en direction du couloir, vers les toilettes. Seulement, en revenant, il se heurta à un siège et s'affala de tout son long sur une dame, qui, semblable à M. Taylor, s'occupait en lisant.
Furieuse, cette dame repoussa durement le garçon en rouspétant bien fort. La plupart des passagers avaient vu la scène, mais comme George avait l'air « à côté », on jugea que c'était de sa faute et personne ne releva l'affaire.
Passablement choqué, James étouffa ses émotions : George lui-même avait décidé de passer outre et regagnait son siège dans un mutisme complet. Comme s'il ne s'était rien passé, le voilà qui braquait de nouveau les yeux vers l'extérieur, la même touche d'envoûtement peinte dans ses prunelles. Le jeune Taylor fit de même.
Les heures défilaient à toute allure. Grignotant quelques chips, griffonnant par-ci, par-là, transformant ainsi les paysages en mots, James oublia toute notion du temps ; il ne se rendit compte que tardivement de la proximité de Bergen. On approchait de la ville à une vitesse fulgurante. Les voyageurs, fatigués par ce long parcours, avaient pour la plupart la tête posée contre un accoudoir, les paupières mi-closes.
Un événement vint soudain briser la sérénité du wagon : George se leva tel un ressort, et, le visage illuminé par l'allégresse, brailla très fort tout en secouant son père :
Papa, regarde ! Là-bas, la mer ! Oh, c'est la mer !
Impossible de l'arrêter, on eût presque cru un fou. James, très étonné, ne savait que penser devant cette explosion de sentiments. Le garçon n'avait plus qu'un mot à la bouche : la mer. Il le répétait inlassablement, irradiant de bonheur. Devant lui se trouvait cette étendue d'eau d'un bleu profond et paisible qui entourait la ville portuaire de Bergen. Comme dans un rêve idyllique, quelques vagues, légères et harmonieuses, venaient lécher les quais.
La mer, la mer !
Autour de George, tout le monde resta éberlué, interdit. La dame au livre, elle, s'était bouché les oreilles et le dévisageait avec un franc mépris. Elle se redressa si brusquement que son bouquin lui échappa, et, avec une sorte d'impatience mêlée de rage, elle se mit à crier au père de faire taire son enfant, d'aller le faire soigner, car bon sang de bon soir, on ne pouvait se comporter de telle manière en public : ce gosse était un arriéré, et un idiot comme lui ne pouvait demeurer en liberté.
M. Taylor, qui avait relevé le nez de son journal, acquiesça. C'était bien vrai, George avait un problème. D'autres le pensaient, et, entraînés comme par un effet boule de neige, partageaient cet avis à haute voix. Ils donnaient tous raison à la dame. James, quelque peu honteux du comportement de son père, se mordait les lèvres, n'osant plus regarder George.
Celui-ci était devenu rouge pivoine. Il allait dire quelque chose, mais il se ravisa : il ne pouvait ou ne voulait répliquer.
Mon fils n'est ni fou ni sot, dit alors le père, il a subi une opération ; il voit le monde pour la première fois.

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