2021 : 2e prix CPGE, Boîte de conserve, Ivan COTTARDI, HX3 Henri-IV

 

Boîte de conserve

Comme toujours, Pierre était arrivé aux aurores à l'usine. L'apparence typique de la quarantaine, le visage encore vierge de rides et la barbe grisonnante, c'était un homme simple qui aimait son travail. Il s'installa à son poste, prit le temps de préparer ses outils, puis il actionna un lot de leviers et de boutons en tout genre. Le silence était pesant en ces heures matinales, uniquement rythmé par les sifflements réguliers des engins déjà allumés. Mais il rendait presque onirique le spectacle offert par le lever de soleil qui déclinait ses sublimes couleurs du rose au cyan dans la baie vitrée du bâtiment.

À la droite de Pierre, juste sur le poste de travail voisin, se situait son tout nouveau « collègue ». Il avait commencé quelques jours auparavant et mettait du cœur à la tâche. Ressemblant en tout point de l'extérieur à un homme de trente ans, il était pourtant composé d'environ 20% de laiton, 40% d'acier inoxydable, 15% de circuits imprimés et 25% de polymères et plastiques en tout genre scellant l'enveloppe. Pierre le salua timidement de la main, et reçu une réponse similaire. Ces «travailleurs mécaniques », comme nommés avec fierté par leurs créateurs, étaient des androïdes dernier cri créés il y a quelques années à peine. Ils avaient commencé à remplacer les humains pour de nombreuses fonctions en raison de leur polyvalence et de leur précision, mais leur coût élevé limitait leur usage. Pierre les avait vu se multiplier depuis son arrivée dans l'entreprise et son patron lui avait d'ailleurs expliqué à l'embauche qu'il était parmi les derniers employés humains à être engagé.

 

 

Cependant, s'il ne les détestait pas particulièrement, Pierre était un peu mal à l'aise face à eux. Il évitait au maximum de les croiser et de leur adresser la parole. De plus, ceux-ci n'avaient pas conscience de leur nature artificielle ; tous les employés étaient au courant de qui était humain et qui ne l'était pas, mais les androïdes étaient conçus avec une intelligence artificielle très poussée et anthropomorphique au possible, qui les rendait intimement convaincus d'être organiques. Ce qui créait une certaine condescendance chez les humains qui les fréquentaient, qui ne parlaient d'eux dans leurs dos que comme de vulgaires « boîtes de conserves ». Mais s'ils étaient mis face à la vérité, leur personnalité complexe subissait un choc d'une violence extrême et ils cessaient de fonctionner. Ce qui nécessitait bien sûr une réparation coûteuse. Aussi, les ouvriers se devaient de rester courtois en leur présence et d'entretenir un secret professionnel solide. Et Pierre étant d'un naturel assez maladroit, il faisait de son mieux pour esquiver le dialogue. Il préférait largement prendre ses pauses à discuter de tout et de rien avec son ami Thierry, l'agent d'entretien des androïdes et technicien de surface de l'usine.

C'est d'ailleurs ce qu'il décida de faire après deux heures de travail quand vint son premier quart d'heure de liberté. Il posa son matériel pour essuyer le cambouis et la graisse de ses outils, et alors qu'il éteignait son poste de travail, il fut surpris par un hurlement déchirant à quelques mètres derrière lui. Il se retourna, et ses yeux devinrent livides lorsqu'il vit sur le poste à droite du sien son voisin pétrifié, fixant son bras gisant par terre en hurlant à la mort. Certes rare sur un modèle aussi récent, ce n'était pourtant qu'un simple défaut de fabrication : un joint mal serré, l'articulation avait cédé lors de la manipulation d'un objet lourd. Là où auraient dû se trouver du sang, des muscles et des os, on voyait des câbles, des éclats de cuivre acérés et des lambeaux de peau synthétique. Le tout pendait de son épaule, qu'il soutenait avec son autre main en tremblant. Après dix secondes, ce qui s'apparentait à un cri d'agonie finit par se taire. L'androïde se raidit et tomba sur le sol dans un bruit sourd. Pierre était immobile, bouché bée. La scène lui avait glacé le sang tant le regard terrorisé qu'il avait croisé semblait rempli d'une sincère douleur et incompréhension. Et alors que Thierry accourait en catastrophe, Pierre s'assit en tenant sa tête qu'il sentait tourner, le teint pâle. Il n'avait jamais assisté de ses yeux à ce genre d’événement. Les collègues des postes alentours ayant également entendu et entraperçu ce qu'il s'était passé, des chuchotements paniqués commencèrent à monter dans le bâtiment. Mais quelques minutes plus tard, après analyse du problème, Thierry amena le corps dans son atelier pour pouvoir s'en occuper, et revint rassurer les témoins de la scène. Aussi le calme revint dans l'usine et tous retournèrent à leur travail après les quelques instants de flottement qu'avaient causé la situation, suivis par Pierre dont la pause aura finalement surtout servi à calmer ses esprits.

La journée passa lentement pour Pierre. S'il parvint à retrouver sa concentration, la vision macabre de la matinée le hanta un long moment. Il était profondément touché par la réaction de ce qu'il prenait pour un simple morceau de métal à forme humaine, et il réalisa qu'il n'en savait pas grand chose à force de se tenir éloigné d'eux. Mais le soir arriva et il commença donc machinalement à ranger ses affaires. Il éteignit son poste de travail et rassembla ses outils quand la voix de Thierry résonna dans son dos :

               « Alors mon Pierrot, la forme ? C'est quoi cette gueule d'enterrement ? » lui demandat-il, les sourcils froncés mais le sourire aux lèvres.

               « Rien, c'est Luc tout à l'heure... » soupira Pierre. « Cette brave boîte de conserve m'a collé une peur bleue, je te dis pas. Il est pas fichu au moins ? » s'inquiéta-t-il.

               « Ah, ouais je comprend. C'est sûr que c'était impressionnant. » répondit Thierry en se grattant la tête. « T'en fais pas, je l'ai retapé toute l'après-midi, il sera sur pieds demain. Léger souci de fabrication, je te passe les détails ! » rétorqua-t-il d'un ton rassurant.

               « Tant mieux, tant mieux. J'ai quand même du mal à me dire que c'est que des machines mine de rien. Ils ont l'ai tellement... humains ? Je sais pas. Quand j'ai croisé son regard tout à l'heure, j'avais l'impression qu'il souffrait vraiment, qu'il vivait vraiment ce qui lui arrivait. Qu'il vivait tout court d'ailleurs. Il avait l'air... il avait l'air comme nous en fait. » lui dit Pierre d'un regard pensif et inspiré.

Thierry perdit son sourire. Il semblait troublé et avait un regard triste.

               « Ouais... comme nous. » répondit-il, en regardant son ami.

               « Bon il est déjà bien tard et je suis complètement crevé, donc sur ce je vais pas traîner. Je te dis à demain ! » poursuivit Pierre, tournant le dos à Thierry pour aller chercher ses affaires.

               « À demain. » enchaîna Thierry.

 

            Et alors que son ami ne le voyait pas, Thierry sortit un petit boîtier de la forme d'une télécommande avec une dizaine de boutons de sa poche. Le regard désolé, il appuya sur l'un d'entre eux. Aussitôt, Pierre se raidit et cessa de bouger. Ses pupilles rétrécirent, et ses bras tombèrent le long de son corps. Thierry actionna un autre bouton et Pierre se dirigea mécaniquement le regard complètement vide et sans le moindre bruit vers une sorte de placard dans le mur, à une vingtaine de mètres de son lieu de travail. Thierry le suivi, et posa sur la tête de Pierre une sorte de casque relié à une prise électrique, qui permettait de recharger sa batterie. Il grimaça en attachant les quelques sangles, car il s'était entaillé la main en travaillant sur Luc, et un filet de sang coula le long de son bras. Avant de fermer le placard et d'aller s'occuper des autres boîtes de conserves qui terminaient leur journées dans le bâtiment, il se tourna une dernière fois vers son camarade. Sans parvenir à le regarder dans les yeux, qui de toute façon n'étaient plus que deux caméras inactives. Il lui répéta alors dans un soupir :

               « À demain... »

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