2025 : 2e prix Lycée - La Fée du rayon - Léonie LACOMBE - T3 Fénelon

 Elle est sur le canapé, en boule. C’est le lieu et la position dans lesquels elle passe le plus clair de son temps. Dehors il fait moche. Le salon est sombre, il a la couleur de la nostalgie, celle qui fout le cafard. Il fait froid.
Maman pleure, comme souvent. Papa accourt, s’agenouille, lui embrasse le crâne. Ils sont tous les deux chauves, maintenant. L‘une le subit, l’autre le choisit, mais ça reste assez comique d’avoir deux parents sans cheveux. Source de blagues inépuisable auprès de mes amis. Ils sont gênés, ça m’amuse encore plus. Le rire c’est l’espoir : quand on n’ose plus rire, c’est qu’on ne croit plus.
Alors je rirai toujours.
Elle souffre. Elle tremble. Silence. Car parfois on ne peut rien dire.
Enfin, papa se lance : « Ne t’en fais pas ma chérie, la Fée du rayon va te réparer ! »
Je ne sais pas quand on devient adulte, je ne sais même pas si je m’y résoudrai un jour. Je sais simplement qu’aujourd’hui, l’enfance est morte.
« Fée du rayon ». Voilà comment mes parents appellent la radiothérapeute qui traite les tumeurs de maman aux rayons X. Maman hoquette, elle est un peu rassurée. On dirait un bambin. Un enfant qui a peur du monstre caché dans le placard, à qui on conterait le premier récit fantastique qui nous viendrait en tête pour le consoler. Je l’observe. Elle n’a, dans mon regard, pas plus de dix ans.
Est-ce encore elle ? Ma conception du monde se trouble, plus rien n’a de sens. Si maman a dix ans, quel âge j’ai, moi ? N’est-elle pas censée régner, souveraine omnipotente, sur le Royaume de l’Enfance ? Si les paysans avant l’abolition du servage avaient vu le roi descendre de son palais jusqu’aux champs pour les aider à cueillir les choux, tout le monde aurait cru rêver. C’est un peu pareil là. Maman a descendu chaque marche du temple des années et est venue se blottir contre l’âge où rien n’est grave, l’époque où tout espoir est admis, le temps où l’imagination a tous les pouvoirs.
Elle a peur. Papa aussi. Alors, on transforme le réel pour avoir plus de courage : le médecin devient ainsi un mélange entre Clochette et Buzz L’Éclair, qui attaque le grand méchant Cancer avec ses rayons supersoniques.
Habituellement, je ne prononce pas son nom. Ma langue refuse. Il est dégoûtant, odieux. Il a le don de raidir les gens, qui commencent par écarquiller les yeux, puis s’apitoient sur mon sort, toujours avec sincérité et souvent avec des phrases un peu bidon qui m’attendrissent.  Alors, quand on me demande, je dis « Ma mère a la maladie qui fait tomber les cheveux », comme s’il n’avait aucun autre angle d’attaque, qu’un seul symptôme terriblement risible. Je lui confisque son nom car il est une chose qu’on ne peut
qualifier. Je le ridiculise un peu comme ça. Bien fait pour lui.
« Fée du rayon » … On ne peut rien contre une fée, il sera complètement démuni, pas vrai ?
Le cancer a pris toute la place dans l’appartement. Il s’est installé dans toutes les pièces, s’est inscrit en chaque meuble. Il a envahi ma famille, en est devenu le noyau pourri, infesté. Il colonise d’abord quelques cellules, puis peu à peu se propage et finit par habiter l’ensemble de votre vie. Il noircit tout ceux qu’il touche.
Maman dit : « Mais si même les rayons ne fonctionnent pas ? » Comment ne pourraient-ils pas fonctionner ? C’est scientifique, il suffit de viser les tumeurs, de les réduire en cendre, et basta, on ne parle plus de ce foutu cancer ! Enfin, ils ont intérêt à fonctionner !
 Quand on me demande où en est ma mère dans sa maladie je dis « Rayons… » Personne ne sait vraiment ce que ça veut dire mais tout le monde hoche la tête, puis me dit avec une grande assurance que tout ira bien. Ce mot inspire trop de technologie pour ne pas qu’on lui fasse confiance, voyez ? On imagine tout de suite des laboratoires, des hommes en blouse blanche portant des lunettes transparentes, avec une sorte de machine-à-rayons ultra moderne. Les sciences, ça fait tout de suite sérieux. Tout le monde y croit. L’espérance de ma famille repose sur deux syllabes.
Maman pleure. Maman n’est pas invincible. J’apprends qu’elle peut faiblir. Maman est amoindrie, presque humiliée par la vie. En tous cas, moi, je me sens humiliée par son biais. On ne touche pas à maman. Comment la vie a-t-elle osé ?  
Des mois qu’elle n’a pas ri. Son rire, tonitruant, chargé d’une joie invulnérable qui résonne dans chaque coeur et réveille toutes les âmes, qui tue chaque doute, son rire aux joues écarlates, aux dents dévoilées, ardente symphonie, n’a pas retenti depuis, me semble-t-il, une éternité. Elle me manque. Je pense parfois à cette époque bénie, où l’existence suivait son cours, sans perturbation aucune. Maman me racontait des histoires pour m’endormir auxquelles je rêvais toute la nuit. Aujourd’hui, c’est elle qui a besoin d’histoires. Les rôles s’inversent. C’est chacun son tour.
« Donne-moi ta main » me dit-elle. Je me lève, la lui tend, elle la serre. Elle l’embrasse et je sens ses larmes ruisseler le long de mes doigts. Les enfants ne sont pas censés voir leur parent dans cet état, n’est-ce-pas ? Situation anormale. Je ne bouge pas. Je ne suis franchement pas douée pour rassurer les gens. Mes parents disent que je manque de compassion, mais c’est juste que j’ai peur de ne pas trouver les mots justes. Les mots méritent une réflexion préalable avant d’être choisis puis jetés dans le monde.
« T’inquiètes, maman. Les rayons fonctionneront. »
Je ne sais pas la part de déni qui nous habite dans ce genre de moment. On refuse de regarder la maladie dans les yeux : on ne regarde que derrière elle, comme s’il n’existait que l’après-cancer, comme s’il ne s’agissait en fait que d’une grippe qui se prolonge, qu’on guérit en quelques mois puis qui disparait comme elle est apparue. Ce genre de phrases constituent l’instant précis où illusion et espoir ne deviennent qu’un. On ne sait plus les différencier. C’est sûrement du déni, mais c’est ça qui fait tenir.
Elle me sourit. Pourquoi ça tombe sur elle ? Injustice. Haine, même. Je tente d’arborer un peu de joie et de douceur sur mon visage crispé par la rancune. C’est drôle, ce sentiment : j’en veux à quelqu’un mais je ne sais pas à qui. J’en veux, juste. Sans COI. Je ne crois pas en Dieu…si ça avait été le cas j’aurai pu déverser toute ma colère sur lui. Pourquoi maman ? Elle qui d’habitude est si grande, parle si bien, s’énerve si fort, impressionne tant ! Elle est maintenant minuscule. Un feu de forêt qui, en un souffle, serait réduit à une flamme d’allumette. Les mamans, c’est les super-héros par excellence, l’image universelle de la toute-puissance, elles ne bronchent jamais, devant rien ni personne. Alors pourquoi ma maman est sur ce canapé, sans pouvoir bouger, les yeux inondés, fébrile, petite ? Batman n’a jamais eu le cancer, lui. Ça n’existe pas normalement.
Je vis avec rage. Je veux me venger. Épuiser la vie, comme elle épuise ma mère. L’essorer, en tirer tout son jus, qu’elle ressemble à un citron pressé, sans aucune pulpe, tout sec. Vivre pour deux. Rattraper le temps perdu par maman dans mon existence à moi. Lui offrir en cadeau. Qu’on lui rende son temps. Qu’on lui rende sa dignité. Qu’on me rende ma mère. Madame la Fée du rayon, faites tout votre possible, et plus encore.
Les médecins ont dit que si les rayons ne fonctionnaient pas, la situation deviendrait plus critique. « Critique », qu’est ce que ça signifie ? Ils ne peuvent pas être clairs, utiliser des mots concrets ? Comment ça « critique » ? Non…l’Hypothèse revient. Je la repousse tant bien que mal, mais même quand je parviens à l’éloigner, elle reste présente, en filigrane dans mon esprit, comme pour me narguer, un poids qui pèse sans cesse dans mon crâne.
Je découvre la peur de la mort. Jamais ressentie avant le cancer. C’est douloureux. Ça opprime les poumons. Ça enfonce comme des longues aiguilles dans le coeur et ça pervertit l’esprit, qui ne pense plus qu’à ça. Non. Il faut l’éliminer. Ça tue l’espoir. Mais ça perdure et bout dans moi. Les cellules de maman sont pleines de cancer, les miennes sont pleines de feu. Mon estomac brûle. Ma cage thoracique renferme une force immensément violente qui cogne, qui veut sortir, se transformer en vie. Souffle saccadé. Gorge nouée. Yeux embrumés. J’en veux, j’en veux, j’en veux ! Colère incompressible. Ça monte. Ça ne cesse pas !

Soudain, un éclat de rire d’enfant transperce la fenêtre, coupe mon ivresse. Un rayon de soleil perfore les nuages et propage une douce lumière et une bienveillante chaleur dans le salon. Maman est là. Elle me tient la main et sourit.
Je ris.

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