2021 : 2e prix Lycée, De Charybde en Scylla, Caroline SEBAT, T8 Louis-le-Grand

 

 De Charybde en Scylla

La lumière orangée d’une vieille ampoule dessine de curieuses ombres sur le linge : ici, un lapin et là, un petit poisson. Le bourdonnement des moteurs couvre à peine le bruit de l’eau qui ruisselle et goutte des canalisations du plafond, et forme une petite flaque sur le sol. Quelqu’un rentre, juste le temps de mettre l’eau dans le tuyau, de verser le liquide -puis la poudre dans le bon compartiment, de remplir le cylindre et d’appuyer sur le bouton.

Bientôt, le ronronnement régulier remplit la pièce. A mesure que l'eau chauffe, le hublot s'embue.

 

D’un geste fébrile, le cuisinier essuie son front fiévreux avec le bas de son tablier jauni. L’épaisse vapeur qui se dégage du ragoût rend l’air chaud et humide. Au fond de la cabine étouffante, deux apprentis, appuyés contre des cordages, regardent distraitement la buée trouble qui court sur la vitre du hublot. Au dehors, les ténèbres immobiles du grand large s’étendent à perte de vue ; tout est calme. Seul l’éclat pâle de la lune éclaire péniblement l’horizon de sa lueur irréelle. Sur le pont, le reste de l’équipage célèbre la tombée du soir. Accompagnés de battements de pieds et de mains, les voix graves des marins forment une grande clameur enjouée qui s’élève dans la nuit froide.

Mais à mesure que les bouteilles se vident et s’empilent sur le pont, le plancher se met à tanguer. Le ciel s’est assombri : des nuages bas et sombres glissent désormais sur l’eau. Lorsque la première lame de fond ébranle la coque du navire dans un fracas terrible, les chants s’arrêtent net. Tous sont à l’écoute du vent qui redouble et de la rumeur de l’orage qui se rapproche. Une inquiétude muette gagne tous les regards : voilà le Téméraire en pleine tempête. En un instant, des vagues titanesques surgissent des fonds obscurs et se lancent à l’assaut du vaisseau. La voix bourrue du capitaine brave le typhon : « Affalez les voiles ! Tous à la barre, virez de bord ! » mais au milieu du tumulte, personne ne l’entend.

 

Le Neptune doré qui orne la proue fait surface, plonge, pique, émerge à nouveau, fend les vagues avec une ironie tragique. Harcelée par les déferlantes, la coque gémit affreusement. L’onde furieuse frappe le navire de toutes parts, le troue en mille endroits. Partout où se porte le regard, l’océan impétueux déchaîne sa violence sur le pauvre pavillon.

Les corps volent et se fracassent dans un craquement épouvantable contre les mâts ; les marins trébuchent, s’empilent et s’arquent sur le pont humide. Une vague cueille trois ou quatre matelots ; les autres se précipitent, juste à temps pour les voir disparaître, avalés par la mer vorace. Bientôt, c’est le jeune mousse qui tombe et sombre. Des mains écorchées s'agrippent aux mâts, s'extirpent des voiles lourdes et gorgées d’eau salée, tâtonnent à la recherche des marches de la cale.

Soudain, au milieu du chaos, la surface de l’eau se met à se déformer et, nourri par les courants abyssaux, un énorme tourbillon se forme. Au centre, il n’y rien qu’un vaste trou noir qui engloutit tout : les barils et les hommes tombés à la mer s’engouffrent dans ce néant pour ne jamais ressurgir. La spirale est si dense que les nuages eux-mêmes semblent ployer sous son attraction. La mer et le ciel se confondent et se repoussent avec une telle violence que la terre toute entière semble trembler sous cette étreinte mortelle. Le Téméraire, autrefois si fier, crisse et grince violemment alors qu’il dévire inexorablement vers le funeste vortex. Les hurlements de terreur, les appels à l’aide vains et les prières désespérées se perdent dans la houle : « Le maelström dont les gens du port parlaient ! », « Non, c’est la gueule du Kraken ! », « Dieu nous a abandonné ! ».

Puis, tout à coup, les vents et les vagues tombent et, devant les yeux effarés du capitaine, le tourbillon s’amenuise jusqu’à n’être rien de plus que l’onde d’un ricochet. La tempête s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue, laissant le vaisseau seul témoin du courroux de l’océan. Le Téméraire éventré était toujours à flot : il avait tenu bon.

Mais soudain, un jeune matelot pointe en criant la mer en contrebas. Là, sur l’onde lisse, des iris profonds, striés de milliers de nervures, projettent leur reflet phosphorescent sur l’eau. Ces deux billes émeraudes fendues d’un mince sillon noir, semblables aux yeux d’un serpent gigantesque, fixent avec attention l’épave. Un murmure de panique agite l’équipage, et déjà toutes les mains se tendent pour attraper, sous les chemises, les petites croix en argent qui pendent aux cous. Faudrait-il affronter un monstre marin, à présent ?

 

 

À travers la vitre de la machine à laver, dans le silence de la buanderie, les grands yeux verts du chat observaient avec curiosité cette drôle de tragédie.

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