2021 : 1er Prix Lycée, E.M.I, Lou GLASSER-QUENNEDY, 2de Henri-IV

E.M.I.

 

 

E.M.I. (Expérience de Mort Imminente) : ensemble de « sensations »

vécues par certains individus pendant un coma avancé ou une mort clinique

 avant qu'ils soient réanimés et dont ils témoignent comme d'une possibilité

que la conscience survive à la mort.

 

            J’étais morte, et cela ne me plaisait pas du tout. Ça avait été un déplorable accident. On aurait pu, à la  limite, parler de suicide… Mais, quand même, ça aurait été vraiment excessif.

            Je vous déconseille absolument de mourir. Cela n’a vraiment rien d’effroyable ni de glamour, j’ai trouvé ça très décevant.

            Pour résumer, je me suis défenestrée – comme ça, sur un coup de tête ; ma vie a défilé devant mes yeux ; je me suis écrasée sur le bitume : douleur trop courte pour que je m’en souvienne ; mon âme a été aspirée par un tunnel de lumière baigné d’une musique kitch…

            Bref, ça faisait « cliché » à faire peur.

            Puis, ça a commencé à buguer. Le mot n’est sans doute pas juste pour parler de l’au­delà mais je ne vois pas comment le formuler autrement : la musique hollywoodiano­céleste s’est mise à grésiller, la lumière divine a commencé à clignoter, la musique a repris en boucle ses cinq dernières notes de façon de plus en plus inaudible, enfin la lumière s’est éteinte et mon âme ne s’est plus contentée d’être aspirée dans le tunnel de l’éternité mais a été carrément propulsée à au moins cinq cents kilomètres/heure à travers les Champs Élysées.

            Quelques instants plus tard, mon âme était assise par terre à se masser les os pour vérifier qu’elle n’avait rien de cassé, occupation remarquablement vaine et absurde de la part d’une âme. Pour simplifier, je ne vais plus dire « mon âme » mais « je », ça m’évitera de devenir folle.

            Je suis sûre qu’un théologien serait capable de trouver le nom de chaque chose que je voyais, mais – Dieu merci ! – je ne suis pas théologienne. Il m’a semblé, en tout cas, être assise dans une salle d’attente immense au plafond remarquablement haut (je dirais bien quelques kilomètres) étonnamment située dans une grotte et dont les chaises d’or et de diamants étaient occupées par des défunts qui n’avaient l’air ni damné, ni béatifié, ni purgatorié, mais surtout de s’ennuyer. Au centre de la pièce trônait un immense ordinateur. Un très vieil ordinateur. Un ordinateur de plusieurs centaines de mètres de haut, entièrement fait de lampes clignotantes, qui toussait de temps en temps un ruban de papier jauni. À chaque éternuement de la machine, un des défunts pâlissait, se levait de son siège, rampait en tremblant jusqu’à l’ordinateur, se saisissait du ruban et, généralement, s’évanouissait. Alors une trombe de sang tombait sur le macchabée, ce qui avait pour effet de le réveiller ; il se traînait misérablement jusqu’au côté droit de l’ordinateur, où clignotait le mot « ENFER » écrit en néons rouges, et disparaissait  dans les ténèbres.

            Ce spectacle consternant et répétitif était en train de me sidérer quand une sorte de drone me largua dessus un rectangle noir et plat d’environ dix centimètres sur cinq. Un courant d’air spectral emporta le funeste machin et je me retrouvai à courir après en jurant sous les regards courroucés des défunts.

            Il s’agissait d’un faire-part annonçant mon décès. Sur la photo – qui ne me mettait vraiment pas en valeur  – avait été écrit « 81 »  au marqueur. À partir du moment où j’eus l’objet en main, un éclair de clarté d’origine supra naturelle d’un mauvais goût répugnant se fit dans mon esprit et je compris que l’ordinateur ultra perfectionné Purgatoire 47 était en train de calculer le lieu de mon séjour éternel, chaque bonne action valant +n points, chaque péché –y points, les péchés capitaux –x–y  points, le fait d’avoir beaucoup souffert +x points, le fait d’avoir beaucoup souffert sans se plaindre +x+y points, chaque blasphème –(x+y)2 points, la piété +(x+y)2 * taux de prière points, etc.

            De surcroît, il me fut désormais possible d’entendre une voix sépulcrale déclamer toutes les deux minutes le numéro d’un des morts puis les causes de sa condamnation :

            « 64 : Bien qu’ayant élevé seule ses trois enfants après le départ de son mari, Mme Charlotte Épiphanie, caissière à la retraite, a bien trop souvent cédé au péché de gourmandise. » Et je vis la pauvre dame en larmes se rendre en Enfer. « 65 : D’une religiosité extrême, M. Giulio Casino, mafioso qui craignait le nom de Dieu, a brûlé un cierge pour chacune de ses victimes. » Le mafieux se rendit aussi fièrement au Paradis qu’il le pouvait les deux pieds dans la même dalle de béton. « 66 : M. Olivier Klaxon, ouvrier, a participé lors d’une grève à la destruction d’une des machines de son usine. Purgatoire 47, compatissant avec celle-ci, trouve que la damnation éternelle est une bien piètre punition pour  cette acte inqualifiable…. »

            Je me dis que je n’allais pas me laisser faire, qu’il devait bien y avoir quelque part un ange-rond-de-cuir à qui je pourrais me plaindre de l’insanité de l’administration divine. Je déchantai rapidement car, mis à part l’ordinateur borné, quelques drones et trois ou quatre caméras de surveillance, il n’y avait absolument rien dans cette caverne.

            « 80 : Renversée par une voiture, Mlle Héléna Lena, étudiante, a commis le péché de colère à l’égard du conducteur de l’automobile alors qu’elle vivait ses derniers instants.  81 : … »

            C’était mon tour. Il paraît que j’aurais mordu un de mes petits camarades quand j’avais trois ans, en tout cas c’est la raison pour laquelle Purgatoire 47 me damna. Le morceau de papier jauni dans une main, mon faire-part dans l’autre, je n’avais pas particulièrement envie de laisser un algorithme décider de mon éternité.

            À défaut d’être intelligemment conçu, le purgatoire était aux normes anti-incendie. Un panneau sortie de secours avait été accroché au-dessus d’une porte, entre le chemin pour l’Enfer et celui pour le Paradis. À ma grande surprise, la porte n’était pas verrouillée (le respect des normes anti-incendie est visiblement pris beaucoup plus au sérieux dans l’autre monde que dans le nôtre). Je sortis sans que rien ne m’en empêche.

            La porte donnait sur un parking souterrain, celui d’un hôpital. Le faire-part avait disparu de ma main gauche et sur le papier issu de Purgatoire 47 ne se trouvait plus le mot « Enfer » mais « chambre 225 ». Ne sachant que faire d’autre, j’allai chambre 225. Je m’attendais un peu à ce que j’allais y voir, mais cela restait extrêmement choquant : moi, où plutôt mon corps, allongée dans un lit d’hôpital, inanimée, un tuyau en plastique me passant dans le nez. C’est seulement à ce moment-là que j’eus peur de mourir définitivement, de ne plus jamais avoir d’existence sur Terre, d’errer ou de devoir retourner en bas, pour exécuter le jugement d’une machine inepte. Je me mis à trembler, à pleurer sans pouvoir m’arrêter, et je m’évanouis.

            Évidemment, quand je me réveillai, mon âme avait rejoint mon corps et un infirmier m’annonça qu’après un long moment entre la vie et la mort, j’étais finalement hors de danger.

            Voilà. Je n’ai jamais raconté mon expérience de mort imminente à personne, sans doute parce que je la trouve vraiment  trop bête.

 


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