Face à des événements aussi absurdes, rire était la seule réaction possible.
« J'aimerais mieux que tu pleures. »
Ce qui ne fit que redoubler son hilarité. Une succession de halos blancs zébrèrent le mur, chaque wagon de métro passant tel un éclair devant les fenêtres. Luz eut une pensée fugitive pour les fonctionnaires harassés et les fêtards embrumés dispersés dans les compartiments crasseux, ceux qui finissaient la soirée et ceux qui la commençaient tout juste, défilant à quelques mètres tout au plus alors pour elle tout s'était arrêté, et elle rit, elle rit encore plus
« Ce n'est pas le moment. »
Ce qu'il était drôle, lui aussi. Il fallut à Luz un effort monstrueux pour réussir à bafouiller, entre deux éclats :
« Ce n'est même pas un moment, déjà, alors... »
C'était quoi, l'idée, au départ ?
Rien de très original. Un copain avait déniché de l'ecstasy, ou un truc comme ça. Ils allaient planer tranquilles, comme les jeunes bohèmes au tempérament d'artiste qu'ils s'imaginaient être, comme ça, entre potes, sans faire de mal à personne. Au départ ils devaient être six, non, cinq – quelqu'un n'avait pas osé faire le plongeon. S'était défilé. S'était mis à marcher à reculons vers la porte.
« J'crois pas que ce soit une très bonne idée. »
Cette petite phrase tremblante, marmonnée sans conviction, tandis qu'il prenait ses jambes à son cou. A ce souvenir, Luz se plia presque en deux. Pas une très bonne idée ? Mais si tu savais, coco, si tu savais.
Au départ, il s'agissait juste de planer tranquilles. Sans faire de mal à personne. Ils étaient étendus sur les matelas, discutant ou rigolant ou s'amusant à leur façon à eux, deux filles et trois garçons, plus on est de fous plus on rit ( Quel à-propos, bon Dieu. ) Ils attendaient les flashs, le tsunami, la consécration. Ils attendaient les étoiles, l'engourdissement des sens et de l'âme, la jouissance irrationnelle et le néant de la pensée. Toutes ces bonnes choses-là, ni plus ni moins.
Sauf que ce n'était pas ce qui c'était produit. Sauf qu'il y avait eu un problème. Un hic, voilà comment il fallait l'appeler. Au bout d'un petit moment, ils s'étaient rendus compte que quelque chose clochait. Ce quelque chose, c'était le bourgeon semé dans leurs veines, grouillant sous leurs peaux, bouffant leurs cerveaux.
Ce n'était pas le bon truc.
« J'crois que... »
Il avait la voix pâteuse et fixait le plafond. Les mots leur parvenaient alanguis, caverneux, déformés par un mixage à deux balles, comme au ciné quand la scène tourne au ralenti : la voix n'est plus qu'une masse épaisse et visqueuse, gluante, qui s'écoule trois millimètres à l'heure dans la bouche d'évacuation en collant à la porcelaine de l'évier. C'est ce que Luz avait pensé, c'était ce qu'elle avait vu et senti de ses propres yeux et ses propres doigts, cette limace écoeurante s'écoulant goutte à goutte, elle aurait pu la saisir si elle l'avait voulu, mais ça ne l'aurait pas empêchée de lui pilonner le crâne pour autant
« J'crois que... »
Elle n'écoutait pas, aucun d'eux n'écoutait et lui-même non plus d'ailleurs – la preuve, il ne finit même pas sa phrase. Elle resta en suspens, la limace engluée dans l'évier, pesant sur leurs têtes, titillant la nausée, l'un d'eux partit à sa gauche : il vida ses tripes, puis un râle cassé, qui se répandit sur eux en pluie de grêle pendant deux secondes, dix heures ou cent ans. Impossible à dire. Le seul truc qu'il était possible de dire, c'est qu'il finit par s'arrêter, parce que là on n'entendait plus rien. Les limaces avaient coulé.
Un silence.
Puis un autre.
Et encore un autre.
Ils voulaient juste planer tranquilles, sans faire de mal à personne. Rigoler un bon coup, profiter d'une soirée vierge, d'une espèce d'amitié de groupe ( ou plutôt, si l'on veut, de solidarité festive ) dont ils savaient bien qu'elle ne tiendrait pas jusqu'au printemps prochain. C'est court la vie après tout. Enfin, en général, parce que s'il avait fallu choisir, là, un qualificatif à valeur quantitative, Luz aurait choisi « lent », encore qu'avec réserve, parce qu'en fait ce n'était pas ça non plus. Il aurait fallu inventer un autre mot, et ce n'est pas facile quand les mots se mettent à peser quinze tonnes. Mais bon, soit, mettons lent : faut bien se décider. Là, maintenant, toujours, la vie était diablement, sacrément, foutrement lente.
Ça tuait encore plus vite, du coup.
Ils étaient trois, côte à côte dans un parallélépipède quasi-parfait, sur la vieille couette verte saupoudrée de bébés tortues jaunes et de restes de pizza froide. Ils respiraient à peine, les cils figés. Luz fixait le plafond strié de bandes de lune et les comptait systématiquement. Il y en avait à l'infini. Juste assez pour s'occuper en attendant que ça passe.
Juste assez vague et basique pour oublier le reste – cette faune mortifère qui pulullait dans l'appart, lui tiraillait les cheveux et cherchait à lui aspirer les orbites. Une explosion, une affluence de morceaux, une prolifération de bouts de couleurs et de textures et d'odeurs palpitant de part et d'autre de leurs corps, la casquette rouge dans ce coin qu'on avait jetée sans y penser, sa forme ronde et son annexe en croissant, ses milliards de pigments rouges virevoltant dans la zone de lumières qui faisait qu'ils étaient rouges et pas noirs ou bleus ou verts, tout cet écosystème qu'un con avait jeté dans un coin au milieu d'autres écosystèmes gueulant pour attirer leur attention.
Pour oublier tout ça.
« Sans-culottes. »
Ça leur tomba dessus comme une masse de granit énorme, plus lourde encore que les deux premières. A côté de Luz, le corps était pris de spasmes, de gargouillements gutturaux éjectant de la neige blanche et de la salive en bulles. Leurs poitrines battaient le tambour, la nausée introduisant sans délicatesse ses longs doigts pourris dans leurs gosiers jusqu'aux intestins ; à côté de Luz le corps éructa, balbutia encore « Sans-culottes » et puis « Etam » ou une marque comme ça, les yeux aspirés par le soutien-gorge qui pendait par la bretelle le long de la porte du placard. L'iris fondu dans la dentelle.
La main moisie leur triturait les intestins patiemment, médicalement, avec amour même, appuyant là où il fallait pour faire venir ce qu'il ne fallait pas, le granit s'émiettait sur eux à un rythme infernal en plantant ses cailloux dans leurs tempes. Fixés sur la lune, les yeux de Luz étaient inondés de larmes.
Elle garda les lèvres serrées, blanchies, le temps que ça dura. Et ça dura longtemps. Mais elle ne les ouvrit pas. Pas une fois.
Autant ouvrir la boîte de Pandore.
Il s'agissait juste de se marrer un bon coup, de fumer un joint ou quelque chose d'équivalent, de profiter des dix heures du soir avant les flashs et la danse, du petit appart rien que pour eux parce que le colocataire avait eu le bon goût de partir rigoler ailleurs. Et il devait bien rigoler, en ce moment, ça oui. Luz souriait rien qu'à y penser, les trémolos sur la piste ou les bras d'une copine, un triple cul sec de vodka dans le métro poisseux, ou même, peut-être, les vapeurs bénies de ce paradis en pilules qu'est le bon truc.
Ils voulaient juste rigoler un peu, sans faire de mal à personne.
C'était sans doute ce qu'elle leur dirait plus tard. Sûrement demain, quand le coloc serait rentré, une fois qu'il aurait appelé qui il fallait, tout ce beau monde qu'on appelle par réflexe et un peu aussi par bêtise parce que c'est toujours au moment où ça ne sert plus à rien. Elle leur raconterait l'idée de départ et la contradiction évidente que présentait l'arrivée, avec ses trois objets mous étendus sur les bébés tortues jaunes et les restes de pizza froide. Le temps que tout ce beau monde débarque, ils auraient bien eu le temps de bleuir et durcir un peu, comme il se doit.
« Luz... »
Il régnait dans sa voix un tel désespoir qu'elle crut mourir. Sa poitrine allait éclater. Inclinée en avant, elle fourra les mains dans ses cheveux, les comprima, les bouleversa. Le vrombissement du métro s'éteignit au loin.
« Tu te souviens en seconde quand on a lu cette citation de La Clé de fa... »
Il ne répondit pas. Elle s'en moquait comme de l'an quarante.
« Ben je me disais... si elle avait su, tu comprends ? Tu vois ? Si elle avait su... T'entends ?
- Je vais te crever.
- Pas la peine, y en a bien assez comme ça. »
Ça, c'est la réplique qui tue.
Nan, sérieux.
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