2025 : Prix spécial du jury Lycée - Hej! - Clémence PETITGAS - T6 Louis-le-Grand

Hej ! 


Christophe, en me donnant mon polo jaune, l'a bien répété : au début, je risque d'avoir du mal à retrouver mon chemin dans les rayons. Mais je vais m'habituer. Bientôt, je connaîtrai tous les raccourcis, a-t-il dit, des canapés aux luminaires et de la cafétaria aux rideaux de douche. Bientôt, les rayons seront mon royaume.
Mais j'ai perdu mon chemin, et je ne l'ai pas retrouvé. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir cherché, sous les canapés, dans la cafétaria et derrière les rideaux de douche. Seulement tous les chemins se ressemblent dans cet entrepôt de béton et de métal. Comment reconnaître le mien?
Des heures plus tard, les néons se sont éteints en claquant.
Il n'y a plus personne, sauf moi. Il n'y a pas même un chat pour me tenir compagnie. Il y a moi, le silence et l'obscurité.
Combien d'employés sans chemin se sont déjà perdus ainsi entre les rayons? Peut-être tomberai-je sur l'un d'entre eux, errant comme moi, et alors nous cheminerons ensemble, bras dessus bras dessous, jusqu'aux caisses, jusqu'à la sortie, nous poserons notre démission et nous nous en irons, loin des rayons.
Peut-être est-ce une espèce de bizutage.

*

Les néons se sont rallumés. Quelqu'un - que je n'ai pas croisé - a appuyé sur l'interrupteur.
J'ai erré toute la nuit. Désormais il me semble que la sortie est un mythe. Comme le Père Noël. Une histoire que l'on raconte aux enfants pour qu'ils croient encore un peu que le monde n'est pas entièrement laid et cruel.
Je n'ai pas tout à fait perdu espoir.

*

J'ai arrêté de compter les jours et les nuits. Je marche, que les rayons soient éclairés ou pas. Je ne sais plus pourquoi je marche. Je cherchais quelque chose, je crois. Ça commençait par ch. Chance ? Château ?
Quand je croise des clients, je les renseigne, avec un sourire, car tel est mon rôle. Ils ne remarquent pas mes joues creusées, ni mes mains squelettiques, ni mon pantalon flottant autour de mes jambes fondues. Ils ne voient que mon polo jaune et le polo jaune leur indique que je peux les renseigner. Alors je les renseigne, car tel est mon rôle.
En vérité je voudrais arracher leurs joues rondes, déchirer leur sein et me repaître de leur chair. Je voudrais étancher ma soif à la source de leur jugulaire. Je voudrais cureter leur carcasse avec une telle application qu'il ne resterait que leur crâne et leurs os vidés de leur
moelle sur le sol, entre les rayons.
J'ai faim, j'ai si faim.
Je ne croise jamais d'autres polos jaunes.

*

J'ai attrapé un rat, hier, ou aujourd'hui. Je ne sais plus. Peut-être que je l'attraperai demain.
Il se débat quelques instants, mais bien vite il devient flasque entre mes mains. Je le mange en entier, peau, yeux et dents.
J'ai encore plus faim maintenant.

*

Je ne sais plus où je suis.
C'est quoi, « où » ?
Je porte un polo jaune éclaboussé de sang de rat. Je renseigne les clients. Parfois je les mange. Alors il y a du sang de client sur mon polo jaune.
Je ne sais plus où je suis.
Je suis dans les rayons.

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