Après
Tout était joyeux, Avant. Avant, Papa, Maman, et lui vivaient heureux. Il y avait quelqu’un d’autre, aussi… Grande Sœur ? Ou Grand Frère ? C’était flou.
Et puis d’un coup, un vide immense, un vide profond à l’intérieur, un vide si grand qu’il allait l’aspirer et que lui aussi allait disparaître, comme Maman et Grand Frère. - Regarde ce que je t’ai apporté !
C’était Papa qui avait parlé. Il ne restait plus que Papa, maintenant. Papa lui parlait, et le vide se remplissait un peu. Ça devenait moins effrayant, moins désert. Un peu mais pas beaucoup. - Regarde, Obe. Tu ne veux pas savoir ce que c’est ? Je l’ai réparée pour toi. Je l’avais achetée il y a des années, quand j’ai rencontré ta mè… Peu importe. Ouvre, tu verras. Papa attendait une réponse avec espoir, mais parler faisait trop peur. Parler avec sa voix rappelait juste que les autres voix étaient parties et que plus jamais il ne les entendrait. Maman avait une voix sûre et basse. Celle de Grand Frère (ou était-ce Grande Sœur ?) était plus rapide, aiguë et excitée.
Devant son absence de réaction, Papa laissa le paquet sur le sol à côté et s’en fut après lui avoir tapoté la tête. Il avait l’air triste.
Avant, tous les deux, ils parlaient pendant des heures et ils planifiaient plein de bêtises dans le dos de Maman. Le monde hors de la maison était si mystérieux, et Papa semblait avoir tout vécu. Le soir avant de dormir, ses histoires étaient plus réelles et plus passionnantes que des légendes. Avant, ils avaient prévu de partir à l’aventure hors de la ville quand il serait grand, de voyager partout et de rencontrer plein de gens bizarres. Et puis de bien rire, aussi. Avant ils riaient souvent, tous les deux, cachés sous une couverture, en s’imaginant des vies de héros.
Maintenant le monde avait perdu ses couleurs et la maison paraissait même trop grande. Vide elle aussi. Comme son cœur et comme le cœur de Papa.
*
Le paquet était resté longtemps par terre, des heures, des jours, des saisons. Des années. On l’avait poussé dans un coin et on l’avait oublié. Enfin, peut-être que Papa n’y pensait plus,
1
Après
mais lui le voyait toujours d’un œil, quand il était sur son lit. Une couche de poussière de plus en plus épaisse le recouvrait.
Ce n’était pas vraiment que le paquet l’intriguait, car il ne se sentait plus capable d’être intéressé par quoi que ce soit depuis le Départ. C’était ainsi qu’il appelait la disparition de Maman, deux ans auparavant. Il y avait Avant, le Départ, et Après. Papa et lui n’évoquaient pas le sujet.
Ah, oui, parce qu’il reparlait avec Papa. C’était les bébés qui boudaient, et lui était un grand, maintenant. Il avait décidé cela un beau matin, après s’être cogné le petit orteil contre le coin du paquet. Papa avait semblé content de le voir s’exprimer, même si c’était pour hurler et crier contre le méchant paquet stupide qui avait subi toute sa colère enfouie, tout son chagrin et son incompréhension. Le paquet était responsable de son malheur, tout était de sa faute ! C’était injuste et il avait mal.
Il avait pleuré dessus, puis l’avait poussé jusque sous son lit pour ne plus le voir. La parole était restée, un peu pour faire sourire Papa mais surtout parce que c’est quand même plus pratique que les grognements passifs quand on veut quelque chose. Le paquet était consigné sous le lit ; pourtant il ne sortait plus de sa tête. Le matin, juste avant l’aube, quand il ne dormait plus, Obe le tirait à la lumière et restait longuement assis devant, en tripotant l’emballage. Petit à petit, celui-ci s’effritait ; un jour, un trou apparut. Il colla son œil dessus pour voir, mais l’intérieur était trop sombre. Puis les rayons de lumière firent apparaître un éclat métallique.
Il se passa une semaine avant qu’il ne se décide à agrandir le trou. La peur qu’il avait enfouie au fond de lui ressortait par bouffées, comme si elle cherchait à s’enfuir. Et s’il s’attachait à cet objet, et qu’ensuite il était détruit ? Et si c’était mieux d’oublier tout ça ? Et si ça lui faisait encore mal ?
Le matin, il entendait parfois Papa pleurer dans sa chambre avant de venir le réveiller. Ce matin, Papa ne pleura pas. Obe décida de sortir l’objet de sa boîte et le cassa presque en le lâchant aussitôt. Il l’avait reconnue immédiatement, pour l’avoir vue souvent sur le bureau de sa mère. Avant.
2
Après
Ses émotions se mélangeaient à tel point qu’il ne savait plus quoi ressentir. C’était exactement pour cela qu’il avait arrêté de penser, parce que penser ramenait tout une cargaison de sentiments qu’il préférait oublier dans un recoin de son cœur.
La machine avait tout ruiné en un grincement de métal.
C’était une splendide machine à écrire, sans une trace de rouille. Les touches étaient brillantes, patinées par endroits par des doigts qui avaient rédigé de nombreuses lettres. Le métal sombre semblait poli à la perfection : Obe y vit son reflet terrifié, déformé par la pièce arrondie. Cela eut le mérite de le sortir de son choc. Perturbé, il passa doucement un doigt le long des gravures sur le côté droit, suivant le contour de lettres qu’il ne savait pas lire. Les arêtes de la machine étaient ornées d’un alliage plus travaillé, sculpté en forme de flammes qui venaient lécher le support pour le papier.
Fasciné, il ne s’étonna même pas de sentir son tourbillon intérieur se calmer. La machine voulait le rassurer, comme si elle l’avait attendu tout ce temps. Le vide absurde qu’il lui semblait avoir toujours porté ne lui paraissait soudain plus si béant.
Il l’étudia sous toutes les coutures, suivit chaque courbe épurée, testa chaque touche et savoura le bruit métallique que produisait le mécanisme. Les rouages ajourés jouaient dans un concert joyeux.
Le paquet contenait également une boîte de rangement en bois précieux, ornée des mêmes symboles attirants, de l’encre plus noire que la nuit et un paquet de feuilles douces. Il les feuilleta tranquillement, plus présent qu’il ne l’avait été pendant deux ans. C’est pourquoi il remarqua la petite note qui s’échappa en voletant et glissa sous le lit avec tous les monstres de ses cauchemars.
Le courage lui vint assez facilement, maintenant que le mur qu’il avait érigé au Départ était en partie abattu. Il faisait complètement jour à présent, or les monstres de lit ne sont dangereux que la nuit, c’est bien connu.
La feuille n’était pas blanche, réalisa-t-il en l’attrapant du bout des doigts. Elle sentait l’encre. La même encre que celle de la machine, remarqua-t-il après avoir reniflé le pot.
3
Après
Obe ne savait pas lire. Avant, il était trop jeune, et Après, il avait montré si peu de volonté dans ses leçons que son père avait fini par abandonner. Pourtant, en cet instant, il aurait bien voulu pouvoir déchiffrer les mystères des mots inscrits sur ce papier.
La machine tenait parfaitement dans la boîte ; il y avait même un emplacement pour les feuilles et l’encre. Il la contempla un instant, hésita, puis prit sa première décision de l’Après. Il s’appliqua pour tout ranger à sa place, sauf le mot, ferma le couvercle tout en regardant le plus longtemps possible son reflet sur le métal et tourna la petite clef dans la serrure centrale. Il s’assura que l’ensemble n’allait pas s’ouvrir de façon intempestive, puis, satisfait, se muni de toute sa force de petit garçon pour transporter la boîte et son contenu dans la pièce où se trouvait Papa.
- Obe ? Tout va bien ?
Il ne répondit pas, tout son effort étant concentré sur le poids démesuré de la machine à écrire. Lorsqu’il eut repris son souffle, peu habitué à l’effort à force de rester enfermé, il vit dans les yeux nostalgiques de Papa que celui-ci avait reconnu l’objet. Ils ne dirent rien pendant un long moment, mais le silence n’était plus aussi étouffant qu’il l’avait été entre eux. Ce fut lui qui prit la parole le premier.
Il voulait lire le mot, bien sûr, qui était dissimulé dans la poche arrière de son pantalon, mais ce n’était pas que cela, il s’en rendait compte à présent. Ce n’était qu’une étape. Il avait l’impression d’avoir repris possession de son corps après s’être absenté pendant longtemps, or il y avait du ménage à faire. Son esprit tournait aussi efficacement que le mécanisme de la machine et ses pensées s’imprimaient plus fort que sur le papier. Il vivait pour la première fois depuis longtemps, et il voulait rattraper toutes ces heures passées dans le vide. Il voulait parler avec Papa de ses histoires comme Avant, il voulait en vivre d’autres et les raconter ensuite. Il voulait dire ce qu’il avait tu parce qu’il ne savait pas alors comment l’exprimer.
Il ouvrit le coffret de bois et regarda brièvement la machine. Obe n’avait jamais été plus sûr d’une chose dans toute sa vie.
- Je veux apprendre à écrire.
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