C’était pendant qu’ils triaient les affaires de maman, dans le salon, où papa les avait laissées en vrac parce qu’il ne voulait pas s’en occuper. Maman était photographe, et tous les appareils, et toutes les photos qu’elle avait développées étaient encore emballées, précieusement dans des cartons. C’était ceux-là qu’on avait peur d’ouvrir. Moi, j’avais tellement peur que je ne suis pas venue. C’est Clément qui m’a raconté, en février, quand on est allé boire un café rue Saint-André des arts, près de notre ancien lycée.
Donc, ils triaient les affaires de maman avec Jonas, et Clément s’occupait de la série de photos qui lui a fait gagner un prix, je ne sais plus lequel (je m’en veux, maintenant, d’avoir oublié). Il s’occupait de ce carton-là, enfin c’est ce qu’il m’a dit. En fait, il voulait dire qu’il a ouvert le carton, et sorti délicatement les photos des pochettes, et puis qu’il les a toutes regardées une par une en se retenant de pleurer. De toutes façons, il n’a jamais été question de les jeter, ces photos. Il tournait le dos à Jonas (il ne l’a pas dit, mais je le sais), et il a vu quelque chose au milieu des affaires de maman, avec d’autres vieilleries qui avaient dû se perdre entre les cartons à la cave. C’était un vieux pistolet en plastique, qui au début envoyait un rayon laser quand on tirait, mais qui était cassé depuis longtemps.
Je me souviens très bien de ce pistolet. Papa et maman l’avaient offert à Jonas, il y a longtemps, avant qu’on déménage. On était encore dans notre maison près de Sainte-Geneviève-des-Escouffins, où je ne suis plus retournée depuis. On en parle parfois, avec Clément, d’y aller faire un tour, mais pour quoi faire ? Il n’y a rien là-bas, c’est un tout petit village. Les amis qu’on y avait n’y sont plus.
Jonas se plaignait toujours qu’il s’ennuyait, qu’il n’avait personne avec qui jouer. C’est vrai que nous, Clément et moi, on avait trop à faire avec la cabane. La cabane c’était une serre abandonnée, à la lisière du bois que séparait de nous le champ de notre voisin. Le verre était brisé en quelques endroits, et les ronces avaient fait leur nid à l’intérieur. Pendant plusieurs mois après l’avoir découverte, on allait l’aménager tous les soirs après l’école, on la nettoyait et on la décorait avec les quelques meubles pas trop amochés qu’on dénichait à la déchetterie. Notre grande trouvaille, c’était un fauteuil en cuir aux accoudoirs lacérés, dont le coussin vomissait allègrement des plumes sur nos vêtements, et qui malgré ça était sans aucun doute le meuble le plus accueillant et le plus confortable de tous (je me méfiais un peu de la petite table basse à laquelle il manquait un pied, et qui semblait sans cesse sur le point de tomber, ainsi que du guéridon naturellement penché sur lequel il était impossible de poser quoi que ce soit).
Dans cette cabane, nous étions les rois du monde. Debout sur un des accoudoirs du précieux fauteuil, comme un roi sur son trône, mon frère me déclamait de la poésie à grands renforts de geste dramatiques et d’imitations pittoresques. Clément était un garçon aimable, qui s’exprimait bien et savait ravir une foule par son éloquence. Il avait tout à fait l’étoffe d’un ainé, et les voisines complimentaient toujours ma mère sur sa politesse (jamais excessive et seulement un poil hypocrite) et sa bonne tenue (ses traits délicats n’étant pas étrangers au charme de son attitude). Mais il n’y avait que pour moi qu’il découvrait son véritable visage, et la passion dévorante qui le prenait quand il lisait de la poésie. Quand Jonas nous interrompait dans ces moments-là, Clément s’arrêtait, et pendant un instant il avait l’air tout à fait perdu, comme incertain lui-même de l’attitude à adopter. Jonas avait beau être bien plus jeune que nous alors, il saisissait très bien ce qui se jouait dans la cabane, théâtre de nos plus beaux, et aussi peut-être de nos plus tristes moments. Son petit visage se fermait alors, il nous sommait de lui expliquer ce que l’on faisait, et nous ne savions quoi répondre. Il tournait les talons et s’en allait, sans qu’on sache où. Jonas, de nous trois, a toujours été le plus seul.
D’où ce jour où il a demandé à papa et maman de lui acheter un jouet. Ça a été son jouet préféré pendant longtemps, il nous courrait après dans la maison en nous tirant dessus, et on faisait semblant qu’il nous avait tués avec son « rayon laser de la mort générateur d’impulsion électromagnétiques ». Et puis il s’est lassé, et le pistolet laser a trainé un long moment sur le sol de sa chambre, inutilisé.
C’était vers le moment où papa et maman ont commencé à se disputer, et puis quand ils nous ont annoncé le divorce, je crois qu’on a un peu tous perdu l’envie de jouer. On a déménagé, et quelques mois après, peut-être un an, maman a rencontré quelqu’un. Au début, on était tous heureux pour elle, parce que papa s’était comporté comme un imbécile pendant le divorce, et qu’il ne lui avait presque rien laissé. Notre nouveau beau-père, en revanche, a été parfait au début. Vraiment, il a été bon pour nous, alors même qu’il n’y a rien de facile à arriver dans la vie d’une femme qui a déjà trois enfants. Mais tout ne va jamais comme on l’avait prévu. Clément commençait la fac cette année-là. Il a pris son propre appartement dès qu’il a pu et il est parti. Moi j’ai attendu. Je suis restée, peut-être parce que j’avais l’impression que tout pouvait s’arranger. Quand tout allait bien, il se comportait presque comme un père pour moi, et je me disais quelquefois que Clément avait eu tort de partir comme ça. Il nous disait souvent que Clément était un garçon un peu fragile, et qu’il ne fallait pas lui en vouloir. Je restais aussi pour Jonas, ou en tous cas c’est ce que je me disais. La vérité, c’est que dès que j’en ai eu l’occasion, j’ai fui, moi aussi.
C’était une nuit, un soir de semaine. Il avait crié au dîner, sur moi. Il ne criait pas souvent sur Jonas, peut-être parce que Jonas ne le contredisait pas. J’ai pris mes affaires, et avant de partir, j’ai voulu dire au revoir à Jonas. Une partie de moi espérait encore que je pourrais l’emmener avec moi, qu’on serait heureux tous les trois.
Il m’attendait. Il était encore debout, et il n’a pas paru surpris quand je suis entrée. Il avait le même regard que toutes ces fois dans la cabane, le visage fermé, sévère, l’air sec et grand comme le rocher qui se prépare à la vague. Il a dit : « - Tu t’en vas. » Et puis il n’a rien ajouté, et je n’ai plus osé lui demander de venir. Je n’ai plus trouvé le courage, devant mon petit frère, qui de nous deux me paraissait soudain être la grande personne. J’ai reculé un peu, et sans le faire exprès j’ai marché sur le pistolet, qu’il avait ressorti des cartons après le déménagement, pour une raison bizarre et que je n’oserais qualifier de sentimentale tant je ne saurais réconcilier cette idée avec l’image que j’ai de mon frère. Enfin, il était là, et quand je l’ai écrasé j’ai entendu le bruit de la fausse détonation, qui est partie une dernière fois avant que l’objet s’éteigne. Le rayon de lumière a traversé le couloir, et moi, comme une biche prise dans les phares d’une voiture, j’ai couru vers la porte.
A vrai dire, si quelqu’un avait voulu m’arrêter, il aurait probablement réussi. Je ne suis pas allée très loin : j’ai dormi sur le canapé de Clément pendant un an, puis j’ai commencé à travailler et j’ai rejoint une coloc. Je n’ai revu Jonas que trois ans après, quand maman a enfin arrêté de fréquenter notre beau-père d’un temps. Il n’avait pas beaucoup changé, ou alors je ne m’en suis pas rendu compte. J’ai recommencé à parler à maman, avec qui je n’avais pas eu de contact depuis mon départ. Clément aussi, progressivement. Puis il y a eu dix ans, pendant lesquels on a tous vécu nos vies. On n’a jamais perdu contact et on a tous été là, même papa, quand elle est tombée malade. Vers la fin, elle a dit qu’elle était contente de nous avoir. Elle nous a demandé de rester proches.
J’ai fini par raconter l’histoire du pistolet à Clément, mais je ne pense pas qu’il en ait reparlé avec Jonas. J’ai dit que je n’étais pas disponible, le jour où ils ont trié les affaires de maman, pour ne pas avoir à les aider. A la place, j’ai proposé qu’on se retrouve plus tard pour aller boire un café.
Publication des textes primés du concours de nouvelles inter établissements par les lycées Fénelon, Henri-IV et Louis le Grand. Existe sous forme de livrets publiés par l'Ecole Estienne
2025 : 1er prix CPGE - Debout sur le seuil de la cabane - Juliette BOUILLAND - KH2 Fénelon
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