Dernières danses
Il ferme les paupières. Se laisse emporter.
Grisé par le vent glacé qui cingle son visage, il presse le pas. Le froid de la nuit a déjà engourdi ses
doigts, rougi ses joues, sans parvenir à refroidir l’excitation nichée
dans chacun de ses membres alors qu’il s’engouffre par la porte de
l’immeuble. Au milieu des appartements obscurs, un point de lumière
danse. Le bruit sourd et étouffé des basses fait vibrer chaque marche de
l’escalier. Chacun de ses pas le rapproche un peu plus de la chaleur,
de la couleur, des rires et des chuchotements étouffés. Sa main caresse
la poignée de la porte entrouverte, qui laisse filtrer sur le palier un
rai de lumière multicolore. Il est tôt, seules quelques personnes sont
arrivées. Les corps comme engourdis n’ont pas encore investi la piste de
danse, préférant se réunir autour d’une table déjà jonchée de mégots de
cigarettes. Les conversations hésitent, un silence gêné marque
l’attente alors que chacun se réfugie vers une connaissance pour éviter
de faire face aux inconnus. Lentement, faire glisser son manteau de ses
épaules.
Saluer d’un vague geste de la main la tablée, sourire en s’attardant sur les personnalités attrayantes ou atypiques.
Attraper une bouteille de bière pour se donner une contenance, dans le
seul but de ne pas rester bras ballants, piquet de tente décoratif
surmonté d’une couronne de gel.
De cinq, ils passent à dix. Le volume des conversations croit proportionnellement au nombre de canettes
vides. Les épaules se relâchent, les sourires gênés laissent place aux
rires francs. Pourtant, tous dédaignent encore la piste de danse, se
contentant de balancer les hanches au rythme du morceau. Pas assez de
monde. La crainte sourde, inavouée, du regard de l’autre. Tout à
l’heure, quand ils seront enfin à l’aise, quand ils ne se sentiront plus
la cible de tous les observateurs, ils danseront. Pour l’instant, les
invités s’extasient devant leurs connaissances en commun. Pourtant, quoi
de plus banal dans Paris, ces groupes d’amis éclatés par l’entrée dans
des lycées différents ? Ils le savent tous, que cela n’a rien
d’extraordinaire. Ce rite de début de soirée leur permet de briser la
glace, et chacun en a conscience. Puis, peu à peu, les propos deviennent
plus personnels ... Certaines voix commencent à s’affirmer pour
défendre leurs goûts, leurs opinions. Bien sûr, l’actualité ou la
politique sont rarement évoquées, sauf si elles touchent directement
l’histoire personnelle de l’un des convives. A la place, ce sont les
vies de chacun qui sont abordées, écheveaux emmêlés d’amitiés complexes
et d’amours déçues. Comme si une vie pouvait être racontée en quelques
minutes ! Des histoires que les interlocuteurs écoutent parfois
distraitement, embrumés par des noms inconnus, par des disputes à
rallonge, par la chaleur de l’alcool.
Lui, s’attarde sur le physique de chaque convive, les traits du visage, la silhouette, les vêtements.
Tous sont habillés avec un soin que ne laissent parfois pas présager les
pantalons de jean ou les t-shirts amples.
Se démarquer par un bijou, une chaîne, une coupe de cheveux ou un anneau ornant le lobe de
l’oreille ; élément discret mais cherchant à accrocher le regard sans
toutefois dépareiller le groupe.
Un trait de crayon illumine plusieurs paupières, une touche de rouge rehausse le carmin d’une poignée de lèvres.
Parmi les convives, les plus audacieux se démarquent avec fierté.
Un style qui leur est propre, ou du moins s’écarte de celui de la majorité, des propos qu’ils assument. Critiques railleuses chuchotées au creux de son oreille. Il se tait. Il voit la lueur d’envie qui brille dans
tous les yeux, admiration ou jalousie devant ceux qui acceptent,
revendiquent leurs différences sans crainte de jugement. Et il sait
pertinemment que cette différence attire, mille fois plus que les individus formatés
dans le moule de leur génération. Il a conscience qu’ils sont de plus
en plus nombreux à s’affirmer. Est-ce parce que tous grandissent ? Parce
que leur époque offre une plus grande ouverture à l’acceptation ?
Une vingtaine d’invités se presse dans l’étroit salon. Les effluves de rhum
et la fumée des cigarettes se mêlent à la sueur des danseurs. Enfin,
ils ont investi la piste si longtemps délaissée. Oubliée, la gêne et
l’inhibition de l’heure passée. La vague des corps ondule au rythme de
la musique. C’est une marée anonyme de chair, de bras, de visages tendus
dans le même effort. Ivres de couleurs, de son, de la présence des
autres si proches. Ils ont tout oublié, tout, se laissent porter par la
puissance du courant.
Chaque sensation leur semble démultipliée, et ils se gorgent de ce flot qui les traverse avec une force d’ouragan.
Comme si tout à coup, danser était aussi nécessaire que de respirer. Un échappatoire à la vie.
Car ici, plus rien ne compte que de chanter, de crier, de se mouvoir à
l’unisson ; quand ils dansent, ils ne font plus qu’un. Comme si pour
quelques heures, chaque convive avait déposé sa vie de côté. Bien sûr,
ils la reprendront tous demain matin. D’où l’urgence, le besoin de ne
perdre une miette de cette parenthèse hors du temps. Les regards ne
s’évitent plus. Se cherchent, même. Ils semblent poser une question
muette.
Timides, provoquants, charmeurs, une liste infinie de façon
d’observer l’autre, propre à chacun. De ne pas l’observer, aussi. Jouer
l’indifférence. Mais peu importe le regard, il revient toujours à celui
ou celle qui l’intéresse, attiré par ce magnétisme dont il est le seul à
avoir réellement conscience. Dans l’excitation de la danse, des corps
se pressent plus étroitement contre d’autres, s’enlacent dans
l’obscurité entrecoupée de flashs éblouissants. Lui, finit toujours par
ouvrir une fenêtre au moment où il ne parvient plus à distinguer les
percussions des battements de son propre cœur. Il s’accoude au balcon
pour aspirer avec bonheur une goulée d’air frais. Parfois, il est seul.
Le plus souvent, il se réfugie dans ce calme relatif accompagné d’un ami
ou deux, d’une rencontre datant du soir même ; il parle, rit, embrasse
quelques fois. Il est libre. Puis, il retourne à l’ivresse de la danse.
Dans le coin de la pièce, les canapés protégés par des couvertures concentrent les désillusions.
Les corps de ceux qui s’y laissent tomber pourraient sembler inertes, si un
bras ne remuait de temps en temps, à la manière de la tête d’un noyé
émergeant à la surface. Noyés, ils le sont effectivement. Dans l’alcool.
Une fille pleure doucement en serrant contre elle un coussin râpé, se
murmure à elle-même des reproches. Souvent, une autre est auprès d’elle,
tentant sans succès de la consoler. Seulement, la nuit est courte, et
l’amie s’en retourne bien vite à l’excitation de la fête. De toute
façon, comment pourrait-elle minimiser un chagrin d’amour que l’alcool
et les couples dansants ont ravivé ? Lui, il les observe de loin.
Il n’a jamais compté parmi les noyés. Mêlés à eux, aisément différenciables, sont assis ceux dont les paupières
se ferment malgré eux, les autres qui reprennent leur souffle, les
derniers dont les jambes ne les portent plus.
Il fait quelques fois
partie de ceux-là. Se laisser tomber avec délice sur le canapé moelleux,
poser la tête sur l’épaule du voisin ... Fermer les yeux un instant.
Difficile aussi, parfois, d’interpréter les gestes des autres. Un bras
inconnu qui se glisse dans son dos, une main jouant avec les boucles de
ses cheveux, une joue posée sur son épaule. La plupart sont sous
l’emprise de l’alcool, lui aussi. Souvent, un contact ténu. Volontaire ?
Comment peut-il différencier un mouvement amical d’une tentative de
séduction ? Il ne l’a jamais su. Il se laisse guider par son instinct,
commet parfois des erreurs. Il n’y prête pas attention. Cela fait partie
du jeu ... Puis, lassé de ce repos, il finit toujours par se relever.
Il marche en direction de la piste. Celle-ci se vide peu à peu,
recrachant de ses entrailles des corps moulus, engourdis, à la démarche
vacillante. Seuls quelques-uns sont toujours debout. La foule n’est plus
là pour leur épargner les observateurs. Et pourtant, ce qui au début de
la soirée les aurait contraints à battre en retraite dans la cuisine
n’a plus aucune importance ... Ils tourbillonnent sur eux-mêmes, les
yeux dans le vague. Les paupières de certains sont fermées. Ils ne
prêtent plus attention aux couleurs qui agressent leur rétine, pas plus
qu’à ceux qui se tiennent à leurs côtés. Abandonner son esprit au son.
Laisser la musique entrer, ressortir de chacun de ses pores, tel le
reflux des vagues. Il ne contrôle plus rien. Son corps est indépendant
de sa volonté, avec la musique pour seul guide. Ses jambes le portent
sans effort. Il est léger, plus léger qu’une plume ...
Il cligne des yeux. Baisse le regard sur ses jambes recouvertes d’une couverture.
Inertes.
La fête ne sera plus jamais la même. Peu importe.
Il n’est pas du genre à se laisser abattre, encore moins
à y renoncer. Il a un cœur, une tête, des bras, du courage. Avec son
énergie coutumière et un peu de maladresse, Damien agrippe les roues de
son fauteuil, et s’extrait de sa chambre à reculons. Il a changé.
La fête n’aura qu’à s’adapter.
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