2022 : 1er prix CPGE - Le Grand Crac - Roman BALLANDRAS - KC2 Fénelon

Chaque jour, Edivo prenait la même route pour rentrer chez lui. Il sortait de l’université, partait à gauche, longeait le trottoir, passait devant la gare, et continuait tout droit, pour ensuite entrer dans la petite rue où il habitait. L’itinéraire était tous les soirs rigoureusement le même, si bien que le corps d’Edivo s’animait tout seul, le ramenait automatiquement à la maison tandis que son esprit vagabondait. Ce soir-là, il s’engageait dans sa rue, quand son pied, qui l’avait pourtant conduit fidèlement toutes ces années, buta sur un pavé qui dépassait légèrement. Fâché de devoir ainsi récupérer le contrôle de son corps, il sortit de sa transe. Il observa le sol sur les quelques mètres qui le séparaient encore de son immeuble. Son regard se promena sur le trottoir pavé de figures irrégulières et multicolores, autant de pierres précieuses qui avaient peuplé l’imaginaire de son enfance. Puis sur la route, lisse et grise. Pas complètement lisse. Le goudron, par endroits, semblait fracturé, et une fissure traversait la route d’un trottoir à l’autre. Il se demanda quand elle était apparue. Il s’aperçut qu’il ne connaissait plus sa rue, et en fut contrarié. Primo, c’était sa rue, sa petite rue, avec ses jolis arbres dorés, ses pavés multicolores qui s’illuminaient à la lumière du soleil, ses petits immeubles à la façade de pierre, conviviaux et chaleureux. Secundo, en tant qu’aspirant-cracologue, il ne pouvait se permettre de n’avoir pas aperçu un tel craquage dans le sol même de sa propre rue. La cracologie était une discipline très sérieuse, qui n’accepterait pas dans le cercle très fermé de ses experts n’importe quel amateur incapable de repérer même une fissure sur la chaussée !

 

 

 

***

 

 

« -Tu es sûre de n’avoir rien remarqué ? Des fissures pareilles, ça se voit, même pour un non-initié !

 

-Pour être honnête, je m’en moque un peu moi, tu sais…

 

-Ah non ! On ne peut pas se moquer de la cracologie, impossible, c’est une discipline très sérieuse, qui…

 

-…n’accepte pas dans le cercle très fermé de ses experts n’importe quel amateur, je sais. En fait, on n’aurait jamais dû t’acheter La Cracologie pour les tout-petits, erreur de parents débutants, on était jeunes, on ne savait pas ce qu’on faisait…

 

-Arrête de te moquer ! Figure-toi que j’ai beaucoup pensé à ces cracs sur la route…

 

-Ah ! Et qu’est-ce que c’est, alors ?

 

-Eh bien, pour l’instant je ne peux rien affirmer…

 

-Ah ! Bon, alors…

 

-Cependant !...

 

-Oh…

 

-Selon Cracs en Vrac, par Sylvain Craco, volume VIII, ce genre de fissures peuvent être causées, sur le goudron, par la pression exercée dans le sous-sol par les racines des arbres qui, en quelque sorte, se révoltent contre cet enfermement, et poussent de toutes leurs forces vers le haut, ce qui résulte en un crac de la route !

 

-Passionnant !...

 

- Il faudra peut-être prévenir la mairie, maman : si mes calculs sont bons, nous devrions voir les racines apparaître d’ici trois à cinq jours.

 

-Génial, en attendant, tu peux débarrasser la table. »

 

 

***

 

 

   Les jours suivants, les fissures se firent en effet plus larges. Mais aucune racine n’apparut. Et, fait intriguant, c’est la chaussée de toute la ville qui se mit à craquer : les pavés firent buter beaucoup de pieds, les routes se dilatèrent et le goudron se déchira. Edivo dût, à contrecœur, se débarrasser de son intégrale de Cracs en Vrac, par Sylvain Craco : la cracologie, en tant que discipline très sérieuse, ne pouvait accepter dans le cercle très fermé de ses experts un tel affabulateur. Dommage, le tome XVIII comptait de très beaux chapitres sur les krachs boursiers, et le tome XXXI quelques lignes remarquables sur la ville de Cracovie. « En fait, Craco, ça va pour les débutants, lui avait expliqué Béthis, un camarade aspirant-cracologue en première année, mais, en fait, c’est vraiment de la vulgarisation en fait, donc en fait ça va pas suffire, quoi. » Edivo l’avait trouvé un peu agaçant, mais il devait se rendre à l’évidence : Craco était un amateur.

 

   Les choses prirent une tournure encore plus étrange quand les fissures dans la chaussée se mirent à suinter. Une semaine après avoir vu pour la première fois le crac dans sa rue, Edivo s’était arrêté pour regarder de plus près la faille béante, qui devait avoir atteint les dix centimètres d’ouverture. Son regard, attiré, plongea dans l’abîme, et il vit une matière épaisse, brillante, qui semblait bouillir, et qui remontait vers la surface. Edivo eut à peine le temps de s’écarter, que le liquide noir sortit de la plaie béante, et commença à se répandre. Ce goudron chaud, il sentait un irrépressible besoin de le fuir, et il alla se réfugier sur le trottoir multicolore, que le soleil couchant faisait étinceler. Le goudron, s’étant étalé sur quelques mètres, se figea soudain. Il gardait une forme irrégulière, et, à sa surface, les cloques séchées d’une récente ébullition. Edivo s’approcha, finit par toucher la matière. Le jeune homme n’avait, pour sûr, jamais rien lu de tel dans ses livres de cracologie : du goudron sortait du sol.

 

 

***

 

 

-… et c’est ainsi qu’on peut affirmer que carcans et craquant sont liés ! Je suis ouvert au débat, il nous reste toute la fin du cours pour discuter. »

 

   Les cours du professeur Skept étaient les préférés de Edivo : il leur laissait toujours du temps pour débattre, ce qui était important dans une discipline aussi sérieuse avec un cercle si fermé d’experts que la cracologie. Ce cours audacieux qui faisait le lien entre carcans et craquant n’avait été que peu suivi par les élèves, qui, à la vérité, avaient autre chose en tête. C’était Béthis qui l’avait mentionnée le premier :

 

« - Monsieur, je vais percer l’abcès en fait, c’est quoi votre avis personnel sur tous ces craquages dans la ville, là ?

 

-Ah ! Béthis, je n’en attendais pas moins de vous, répondit le professeur bedonnant. En vérité, c’est une belle expérience. C’est une vision concrète du crac dans la vie de tous les jours, une occasion de voir que la cracologie est sérieuse, qu’elle est ancrée dans le réel : à l’origine de tous les plus grands cracologues, il y a un homme. Un homme qui a vu des cracs, qui a peut-être craqué lui-même, qui, tous les matins, fait craquer des biscottes, et qui voit qu’en fin de compte, tous les cracs sont liés…

 

-Monsieur ! intervint Edivo, tout de même, tous les cracs ne sont pas beaux à voir ! La ville est couverte d’un liquide noir et visqueux…

 

- Mais c’est, si j’ose dire, le cycle de la vie, ou plutôt, du crac ! (il éclata d’un rire gras) Je vois ce beau goudron comme une chrysalide, une enveloppe, qui nous craquera bientôt à la figure, et révèlera sa beauté intérieure ! »

 

   Edivo, lui, en avait assez de ce liquide qui envahissait la ville. Il avait fini par recouvrir tout son immeuble, et il devait, en passant la porte, éviter les gouttes noires qui tombaient du toit. La ville entière luisait de cette substance: la façade de la gare ne laissait plus voir sa grande horloge ouvragée, ni les fenêtres des vieilles maisons la peinture écaillée de leurs volets bleus, tandis que les fruits frais exposés devant l’épicerie du centre-ville étaient recouverts de goudron… Les arbres, eux, ne donnaient plus de feuilles, et celles qui leur restaient noircissaient et tombaient.

 

« …Nous sommes de nombreux cracologues à penser que ce Grand Crac est non seulement souhaitable, mais nécessaire ! » Quand il rentra chez lui, Edivo trouva la télévision allumée. « C’est ton prof, lui, non ? » demanda sa mère. En effet, le professeur s’agitait dans la télévision, répondant aux questions d’une journaliste :

 

« -Comprenez-vous que certains citoyens aient peur ?

 

-Il ne faut pas les écouter. La cracologie est une discipline très sérieuse, qui ne peut donner la voix à un tel ramassis de grand-mères frilleuses, effrayées au moindre changement. Vous verrez, quand ça craquera, ça claquera !

 

-Vous publiez d’ailleurs cette semaine votre nouvel essai, Claque et Crac, du XIXe à nos jours, aux éditions … »

 

 

Edivo éteignit la télévision.

 

« -Je l’aimais bien, Skept, mais il est bizarre quand même. Les gens, ce goudron, ça les a rendus fous …

 

-Moi, ça me plaît… C’est neuf, c’est brillant, et on se demande ce qui va se passer quand ça craquera ! Et puis, la ville vieillit, ça ne peut qu’être mieux. »

 

 

***

 

  

   Au bout d’un mois, quand la ville fut intégralement recouverte et que tout le goudron fut solidifié, il commença à craquer. On trouva bienôt dans la presse des titres tels que : « Le Grand Crac : la ville en ébullition », « Crac ou flop ? Retour sur le crac du siècle avec R.Skept » ou encore : « Craquera, craquera pas ? A quoi faut-il s’attendre ? »

 

   On dressa sur la place de la Gare une estrade, et, le jour dont on avait calculé qu’il serait celui du Grand Crac, le maire avait fait un grand discours, avant de laisser parler les plus grands experts-cracologues du monde. Edivo, un peu sceptique, se joignit tout de même à la foule, et retrouva Béthis qui écoutait béatement le discours de Skept. L’ex professeur préféré d’Edivo avait décidément le vent en poupe depuis un mois, et n’assurait plus les cours à l’université (on le retrouvait en revanche tous les soirs à dix-neuf heures trente sur le plateau de la nouvelle émission L’assemblée des cracs, en tant que « cracologue militant »).

 

« … et c’est pour cela, chers amis, que nous ne sombrons pas dans la peur, ni dans le cracosceptisme ! Le Grand Crac ne devrait plus tarder maintenant, allons, comptez avec moi ! Dix… » Et la foule lui emboîta le pas. Edivo, lui, se taisait, et observait ces sourires enjoués, ces petits enfants juchés sur les épaules de leurs parents, qui se joignaient au décompte. Entre le « cinq… » et le « quatre… » un premier grand CRAAAAC se fit entendre. Emportées, les voix de la foule en liesse accélérèrent : « trois-deux-un… ».

 

   Et le goudron qui enveloppait la gare se fendit en deux. En tombant, il se réduisit en une poudre légère, qui tomba comme une neige noire sur la foule. Le visage noirci, toussotants, les yeux larmoyants, les citoyens virent leur ville métamorphosée. Sortie de sa chrysalide, la gare était à présent composée de deux pavés de béton gris, l’un posé à la verticale contre l’autre, horizontal, un bâtiment en forme d’équerre. A la place de l’antique horloge se trouvaient deux bâtons noirs qui indiquaient l’heure, sur le fond gris ciment de la façade. De même, les immeubles du centre-ville avaient perdu leur façade en pierre, leurs volets bleus, leurs toits en tuiles, et avaient été réduits à des cubes de ciment, ouverts par des plaques de verre parfaitement transparent.

 

   « Hourra ! », cria Skept, le visage couvert de suie, la voix enrouée par la poussière. « Hourra ! » reprit la foule. Edivo, lui, ne joignit pas sa voix aux autres. « Je pars », dit-il à Béthis, dont les yeux étaient la seule ouverture dans le cercle noir qu’était devenu son visage.

 

   L’épicerie avait triplé de volume, elle présentait une immense vitrine à travers laquelle on voyait une rangée de caisses-enregistreuses flambant neuves. En rentrant, les pieds d’Edivo voulurent dégager la poussière noire du trottoir, y retrouver les pavés colorés de son enfance. Ils ne trouvèrent que de l’asphalte lisse et sombre, sur lequel ils ne risquaient pas de buter. L’immeuble d’Edivo n’était plus qu’une barre, dressée vers le ciel, sur laquelle s’échouait la lumière du soleil sans rien faire briller.

 

   A l’intérieur, le salon était vide, à l’exception d’un canapé gris, d’une télévision neuve, deux fois plus grande que l’ancienne. Sa mère se présenta à lui, couverte de poussière des pieds à la tête, portant à bout de bras un sac poubelle :

 

« -J’ai fait un peu de ménage, dit-elle, rayonnante. Et puis cette neige dehors, c’était trop beau, je me suis roulée dedans ! Ça m’a fait du bien !...

 

-Je pars, répondit-il simplement.

 

-Tu ressors déjà ? »

 

 

***

 

   Un jour, alors que le vieux Edivo remballait les fruits disposés devant la vitrine de son épicerie, son regard fut attiré par quelque chose d’inhabituel sur la place du village. Crac. Il s’approcha, et vit, sur la fontaine, au centre, une fissure, dont commençait à s’échapper un liquide noir, qui ne se mêlait pas à l’eau.

 

 

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