lundi 22 avril 2013

1° prix des prépas pour le concours inter-lycées : Sur le fil de Théoxane CAMARA HK3


 3h32. Le réveil de Laure sonne. Dans un mouvement brusque, elle tourne le dos à sa table de nuit. L’alarme du réveil s’arrête puis reprend, stridente. Le devoir l’appelle. Laure fait défiler tout ce qu’elle doit faire dans la journée. La liste lui semble bien longue. Mais elle se dit qu’en se dépêchant un peu à chaque minute, elle arrivera à tout faire. Laure ouvre les yeux, soupire. Une nouvelle journée, la dernière. Dernier défi lancé au temps. Elle rabat les draps de son lit et se lève. Debout, pieds nus, le visage endormi, Laure se frotte les yeux. A demi éveillée, elle enfile la tenue préparée la veille. Le carrelage est froid. Dehors il fait encore nuit et la neige a fondu. Laure se passe de l’eau sur le visage, et se maquille les yeux. Puis elle met ses bottes, claque la porte, tourne la clé dans la serrure et se dirige mécaniquement vers sa voiture. Elle allume le contact, le chauffage, la radio, et démarre. Sur la route, il n’y a personne ; c’est l’avantage de commencer le travail aussi tôt. Elle conduit vite ; les lignes au sol font comme des rubans blancs dans le vent. La neige fondue éclabousse le bas de la carrosserie et laisse des trainées grisâtres sur la route.
Comme elle se gare, elle voit passer le camion dans son rétroviseur droit. Elle est arrivée juste à temps, comme à son habitude. Le camion fait une dernière manœuvre et s’arrête. Laure salue toute l’équipe, boit deux cafés l’un sur l’autre, et se met au travail. Elle a mal au dos, et froid aux doigts. Mais très vite elle l’oublie. Toute l’équipe s’active, les consignes vont dans tous les sens, les rires gras fusent. Chacun sait ce qu’il doit faire, à quel moment, et combien de temps il dispose pour le faire. Cette organisation tacite plait à Laure. Il faut faire vite, bien et efficacement pour que l’équipe ait fini d’installer l’étalage avant que les premiers clients ne viennent. « Ici on fait les choses qu’une seule fois, le temps est compté ; donc tu t’applique, on n’aura pas le temps de réparer tes conneries. » C’était le mot d’accueil qu’on lui avait réservé quand elle avait commencé à travailler sur ce marché.
Laure monte son tas de kiwis. Trois colis à placer avant qu’on ne lui amène les caisses de pomélos. Le premier colis est vide, elle le lance derrière elle, sans regarder, d’un geste d’initié. Après les kiwis, il faudra monter les pomélos, puis les oranges, les litchis, les citrons… Il faudra finir par les ananas et en mettre quelques-uns en présentation. Celui qui aura terminé en premier s’en chargera.

Tout va vite, et Laure aime ce rythme effréné. Les bruits précipités des diables qui roulent sur le bitume, les camions qui arrivent les uns derrière les autres, les portières qui claquent, les barres en métal des étalages qui s’entrechoquent, les cartons de colis vides qui volent vers la benne à ordures. Pourtant aujourd’hui, elle voudrait pouvoir tout arrêter ; arrêter de travailler et de vivre dans la précipitation, arrêter de compter chaque minute, de tout planifier ; arrêter de calculer, en se couchant, si elle aura suffisamment d’heures de sommeil pour tenir la journée. Que ne donnerait-elle pas pour, comme elle le faisait avant, lire paisiblement, sans que rien ne presse, les livres de sa grand-mère, faire glisser entre ses doigts les lourdes pages jaunies par le temps. Mais Laure n’a pas le droit de se laisser aller à de telles rêveries. D’ailleurs son patron ne manque pas de la surprendre dans son absence et de lui crier : « Active-toi ! ». Ce qui au début l’émerveillait ici, maintenant l’agace. Laure sait bien qu’elle s’use à continuer de vivre à ce rythme. Mais elle doit aller au bout de ce marché si elle veut recevoir sa paye et pouvoir aller en Touraine passer les fêtes en famille. Comme souvent, la journée de travail passe vite. Les clients se succèdent. 14h29, les commerçants des stands en plein air commencent à remballer. Laure est soulagée, c’est signe que le marché touche à sa fin. Il ne faut plus que remballer le peu de marchandise qu’il reste et nettoyer l’étalage. « Ce sera l’affaire d’une petite heure », se dit-elle.

De retour chez elle, Laure se sert un grand verre d’eau fraiche et grignote en hâte ce qu’elle trouve dans son placard. Le téléphone sonne. Le numéro d’Amélie s’affiche. Laure ne décroche pas. Elle ne veut pas entendre ces phrases convenues : « On ne te voit jamais, Laure. », « Tu vis à cent à l’heure, as-tu au moins le temps de souffler ? », « Tu devrais lever le pied !». Et puis de toute façon, le temps presse : il est 15h30 passé, l’heure d’aller chercher son neveu chez une voisine. Laure marche d’un bon pas. Elle profite du trajet pour appeler sa mère. Elle compose rapidement le numéro. Une voix d’homme répond. Elle s’excuse et raccroche ; elle a fait une erreur en tapant le numéro. Elle recommence. Sa mère répond. D’emblée, Laure la prévient qu’il faut faire vite, le crédit de communication qui lui reste ne lui permettant pas de s’éterniser. En deux mots, elle l’informe qu’elle arrivera pour le dîner avec Lucien et le dessert. En disant cela, elle se demande si elle fera le trajet en train ou en voiture. Elle opte sans trop hésiter pour la deuxième solution ; en voiture, elle sera plus vite arrivée. Le trajet en train serait long, d’autant plus qu’avec la neige, il y aurait des problèmes sur la ligne. A la gare aussi, elle perdrait du temps : il y aurait du monde, on se piétinerait les uns sur les autres sans pouvoir avancer ; dans les escaliers, les gens se mettraient en plein milieu avec leur valise et encombreraient le passage.

Lucien est content de voir sa tante. Ils ne passent que très peu de moments ensemble. Quand ils se voient, c’est toujours en coup de vent. Laure aussi est heureuse de le voir, seulement, il ne marche pas assez vite. Elle lui prend la main et lui impose son pas. L’heure tourne ; s’ils trainent trop, ils prendront la route tard et Laure sera obligée de conduire de nuit. Or, il y a bien une chose qu’elle déteste, c’est de rouler la nuit tombée. Arrivés à la maison, Laure propose à Lucien de faire des petits gâteaux qu’ils apporteront pour le dessert de ce soir. Il lui manque des œufs. Elle court à l’épicerie en acheter. Laure se dépêche de mettre dans des petits bols, les quantités demandées pour chaque ingrédient. Lucien n’a plus qu’à verser les bols dans le saladier en métal et à mélanger le tout. Il est très appliqué et fier. Le temps presse ; Laure lui prend la cuillère des mains et passe aux étapes suivantes. Il ne reste plus qu’à enfourner les gâteaux. Le soleil se couche. Le temps presse. Laure tourne le bouton du thermostat le plus possible vers la droite. Les gâteaux cuiront plus vite ainsi.

Laure sent le temps et les minutes prendre le pas sur elle. Les événements se succèdent sans qu’elle n’ait eu l’impression de les vivre. Dans ces moments là, elle qui, enfant, était « un petit chef », elle qui voulait tout contrôler, tout mesurer, tout décider, se sent petite devant le grand maître du temps. Le temps presse, et Laure se dit que le mieux à faire est justement de rentrer dans la course du temps. Rien ne peut arrêter le temps et personne n’a pu ni ne pourra le ralentir. En revanche, il est possible de le faire aller encore plus vite, de l’accélérer. Ainsi, Laure joue à accélérer chaque instant de sa vie comme on fait défiler un mauvais film, car elle sait que ce film-là, elle ne pourra jamais le faire ralentir. Mais sa vie n’est pas un mauvais film. Sa vie à elle est un marathon. Il s’agit de courir toujours plus vite pour être sûre de ne pas se faire rattraper par les autres coureurs. Laure vit dans l’urgence et elle aime ça. Personne ne semble la comprendre. Ses proches lui conseillent de ralentir, de profiter de la vie, de prendre le temps de faire les choses. Laure ne les comprend pas. Ce n’est que dans l’urgence, la vitesse, la rapidité qu’elle sait vivre. Pourtant elle s’use et se fatigue à courir à cette allure. Ses traits sont tirés, elle a constamment des cernes sous les yeux, ses jambes sont lourdes, et il lui faut au moins trois cafés pour sentir l’effet du premier. Laure vit dans l’urgence, et veut se persuader qu’elle aime ça.
Elle avait quitté Paris pour changer de vie, mais rien n’a changé depuis son déménagement. Ici comme ailleurs, le même rythme, les mêmes minutes, le même temps, et l’horloge de l’église du village lui semble la même que celle de son ancien quartier de banlieue parisienne.

Laure ouvre la porte du four juste à temps, les sablés sont dorés. 17h49, la voiture est chargée, les cadeaux sont dans le coffre, les sablés aussi. Laure avait pensé à gonfler les pneus et à faire le plein d’essence la veille. 2h30 de route les attendent. Elle s’empresse de fixer les multiples attaches du siège-auto de Lucien ; un accident est si vite arrivé. La voiture démarre. Lucien se tient tranquille dans son siège et regarde par la fenêtre. Laure est concentrée et garde les yeux sur la route. De temps en temps, elle jette un regard furtif dans le rétroviseur pour vérifier si tout va bien à l’arrière. Lucien regarde le paysage en suçant son pouce et dès qu’ils croisent une moto, il est s’émerveille : les yeux pétillants, il enlève son pouce de la bouche et dit à sa tante de regarder. Laure prend l’autoroute. A droite, des champs d’éoliennes, à gauche, un train passe. La nuit commence à tomber. Il n’y aucun bruit sinon parfois celui du levier de vitesses que Laure actionne d’un geste sûr, sec, et viril. Lucien dit à voix haute la couleur des voitures qu’ils dépassent. Mais Laure conduit trop vite et la nuit est tombée. Il a du mal à deviner les couleurs des voitures. Il renonce rapidement à ce passe temps et se contente de regarder les voitures. Il crie, Laure sursaute. La voiture fait un écart. Un bruit sourd se fait entendre. Et puis plus rien. C’est comme si le temps s’était arrêté. Lucien a vu une moto.

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