3h32.
Le réveil de Laure sonne. Dans un mouvement brusque, elle tourne le
dos à sa table de nuit. L’alarme du réveil s’arrête puis
reprend, stridente. Le devoir l’appelle. Laure fait défiler tout
ce qu’elle doit faire dans la journée. La liste lui semble bien
longue. Mais elle se dit qu’en se dépêchant un peu à chaque
minute, elle arrivera à tout faire. Laure ouvre les yeux, soupire.
Une nouvelle journée, la dernière. Dernier défi lancé au temps.
Elle rabat les draps de son lit et se lève. Debout, pieds nus, le
visage endormi, Laure se frotte les yeux. A demi éveillée, elle
enfile la tenue préparée la veille. Le carrelage est froid. Dehors
il fait encore nuit et la neige a fondu. Laure se passe de l’eau
sur le visage, et se maquille les yeux. Puis elle met ses bottes,
claque la porte, tourne la clé dans la serrure et se dirige
mécaniquement vers sa voiture. Elle allume le contact, le chauffage,
la radio, et démarre. Sur la route, il n’y a personne ; c’est
l’avantage de commencer le travail aussi tôt. Elle conduit vite ;
les lignes au sol font comme des rubans blancs dans le vent. La neige
fondue éclabousse le bas de la carrosserie et laisse des trainées
grisâtres sur la route.
Comme
elle se gare, elle voit passer le camion dans son rétroviseur droit.
Elle est arrivée juste à temps, comme à son habitude. Le camion
fait une dernière manœuvre et s’arrête. Laure salue toute
l’équipe, boit deux cafés l’un sur l’autre, et se met au
travail. Elle a mal au dos, et froid aux doigts. Mais très vite elle
l’oublie. Toute l’équipe s’active, les consignes vont dans
tous les sens, les rires gras fusent. Chacun sait ce qu’il doit
faire, à quel moment, et combien de temps il dispose pour le faire.
Cette organisation tacite plait à Laure. Il faut faire vite, bien et
efficacement pour que l’équipe ait fini d’installer l’étalage
avant que les premiers clients ne viennent. « Ici on fait les
choses qu’une seule fois, le temps est compté ; donc tu
t’applique, on n’aura pas le temps de réparer tes conneries. »
C’était le mot d’accueil qu’on lui avait réservé quand elle
avait commencé à travailler sur ce marché.
Laure
monte son tas de kiwis. Trois colis à placer avant qu’on ne lui
amène les caisses de pomélos. Le premier colis est vide, elle le
lance derrière elle, sans regarder, d’un geste d’initié. Après
les kiwis, il faudra monter les pomélos, puis les oranges, les
litchis, les citrons… Il faudra finir par les ananas et en
mettre quelques-uns en présentation. Celui qui aura terminé en
premier s’en chargera.
Tout
va vite, et Laure aime ce rythme effréné. Les bruits précipités
des diables qui roulent sur le bitume, les camions qui arrivent les
uns derrière les autres, les portières qui claquent, les barres en
métal des étalages qui s’entrechoquent, les cartons de colis
vides qui volent vers la benne à ordures. Pourtant aujourd’hui,
elle voudrait pouvoir tout arrêter ; arrêter de travailler et
de vivre dans la précipitation, arrêter de compter chaque minute,
de tout planifier ; arrêter de calculer, en se couchant, si
elle aura suffisamment d’heures de sommeil pour tenir
la journée. Que ne donnerait-elle pas pour, comme elle le
faisait avant, lire paisiblement, sans que rien ne presse, les
livres de sa grand-mère, faire glisser entre ses doigts les lourdes
pages jaunies par le temps. Mais Laure n’a pas le droit de se
laisser aller à de telles rêveries. D’ailleurs son patron ne
manque pas de la surprendre dans son absence et de lui crier :
« Active-toi ! ». Ce qui au début l’émerveillait
ici, maintenant l’agace. Laure sait bien qu’elle s’use à
continuer de vivre à ce rythme. Mais elle doit aller au bout de ce
marché si elle veut recevoir sa paye et pouvoir aller en Touraine
passer les fêtes en famille. Comme souvent, la journée de travail
passe vite. Les clients se succèdent. 14h29, les commerçants des
stands en plein air commencent à remballer. Laure est soulagée,
c’est signe que le marché touche à sa fin. Il ne faut plus que
remballer le peu de marchandise qu’il reste et nettoyer l’étalage.
« Ce sera l’affaire d’une petite heure », se
dit-elle.
De
retour chez elle, Laure se sert un grand verre d’eau fraiche et
grignote en hâte ce qu’elle trouve dans son placard. Le téléphone
sonne. Le numéro d’Amélie s’affiche. Laure ne décroche pas.
Elle ne veut pas entendre ces phrases convenues : « On ne
te voit jamais, Laure. », « Tu vis à cent à l’heure,
as-tu au moins le temps de souffler ? », « Tu
devrais lever le pied !». Et puis de toute façon, le temps
presse : il est 15h30 passé, l’heure d’aller chercher son neveu
chez une voisine. Laure marche d’un bon pas. Elle profite du trajet
pour appeler sa mère. Elle compose rapidement le numéro. Une voix
d’homme répond. Elle s’excuse et raccroche ; elle a fait
une erreur en tapant le numéro. Elle recommence. Sa mère répond.
D’emblée, Laure la prévient qu’il faut faire vite, le crédit
de communication qui lui reste ne lui permettant pas de s’éterniser.
En deux mots, elle l’informe qu’elle arrivera pour le dîner avec
Lucien et le dessert. En disant cela, elle se demande si elle fera le
trajet en train ou en voiture. Elle opte sans trop hésiter pour la
deuxième solution ; en voiture, elle sera plus vite arrivée.
Le trajet en train serait long, d’autant plus qu’avec la neige,
il y aurait des problèmes sur la ligne. A la gare aussi, elle
perdrait du temps : il y aurait du monde, on se piétinerait les
uns sur les autres sans pouvoir avancer ; dans les escaliers,
les gens se mettraient en plein milieu avec leur valise et
encombreraient le passage.
Lucien
est content de voir sa tante. Ils ne passent que très peu de moments
ensemble. Quand ils se voient, c’est toujours en coup de vent.
Laure aussi est heureuse de le voir, seulement, il ne marche pas
assez vite. Elle lui prend la main et lui impose son pas. L’heure
tourne ; s’ils trainent trop, ils prendront la route tard et
Laure sera obligée de conduire de nuit. Or, il y a bien une chose
qu’elle déteste, c’est de rouler la nuit tombée. Arrivés à la
maison, Laure propose à Lucien de faire des petits gâteaux qu’ils
apporteront pour le dessert de ce soir. Il lui manque des œufs. Elle
court à l’épicerie en acheter. Laure se dépêche de mettre dans
des petits bols, les quantités demandées pour chaque ingrédient.
Lucien n’a plus qu’à verser les bols dans le saladier en métal
et à mélanger le tout. Il est très appliqué et fier. Le temps
presse ; Laure lui prend la cuillère des mains et passe aux
étapes suivantes. Il ne reste plus qu’à enfourner les gâteaux.
Le soleil se couche. Le temps presse. Laure tourne le bouton du
thermostat le plus possible vers la droite. Les gâteaux cuiront plus
vite ainsi.
Laure
sent le temps et les minutes prendre le pas sur elle. Les événements
se succèdent sans qu’elle n’ait eu l’impression de les vivre.
Dans ces moments là, elle qui, enfant, était « un petit
chef », elle qui voulait tout contrôler, tout mesurer, tout
décider, se sent petite devant le grand maître du temps. Le temps
presse, et Laure se dit que le mieux à faire est justement de
rentrer dans la course du temps. Rien ne peut arrêter le temps et
personne n’a pu ni ne pourra le ralentir. En revanche, il est
possible de le faire aller encore plus vite, de l’accélérer.
Ainsi, Laure joue à accélérer chaque instant de sa vie comme on
fait défiler un mauvais film, car elle sait que ce film-là, elle ne
pourra jamais le faire ralentir. Mais sa vie n’est pas un mauvais
film. Sa vie à elle est un marathon. Il s’agit de courir toujours
plus vite pour être sûre de ne pas se faire rattraper par les
autres coureurs. Laure vit dans l’urgence et elle aime ça.
Personne ne semble la comprendre. Ses proches lui conseillent de
ralentir, de profiter de la vie, de prendre le temps de faire les
choses. Laure ne les comprend pas. Ce n’est que dans l’urgence,
la vitesse, la rapidité qu’elle sait vivre. Pourtant elle s’use
et se fatigue à courir à cette allure. Ses traits sont tirés, elle
a constamment des cernes sous les yeux, ses jambes sont lourdes, et
il lui faut au moins trois cafés pour sentir l’effet du premier.
Laure vit dans l’urgence, et veut se persuader qu’elle aime ça.
Elle
avait quitté Paris pour changer de vie, mais rien n’a changé
depuis son déménagement. Ici comme ailleurs, le même rythme, les
mêmes minutes, le même temps, et l’horloge de l’église du
village lui semble la même que celle de son ancien quartier de
banlieue parisienne.
Laure
ouvre la porte du four juste à temps, les sablés sont dorés.
17h49, la voiture est chargée, les cadeaux sont dans le coffre, les
sablés aussi. Laure avait pensé à gonfler les pneus et à faire le
plein d’essence la veille. 2h30 de route les attendent. Elle
s’empresse de fixer les multiples attaches du siège-auto de Lucien
; un accident est si vite arrivé. La voiture démarre. Lucien se
tient tranquille dans son siège et regarde par la fenêtre. Laure
est concentrée et garde les yeux sur la route. De temps en temps,
elle jette un regard furtif dans le rétroviseur pour vérifier
si tout va bien à l’arrière. Lucien regarde le paysage en suçant
son pouce et dès qu’ils croisent une moto, il est s’émerveille :
les yeux pétillants, il enlève son pouce de la bouche et dit à sa
tante de regarder. Laure prend l’autoroute. A droite, des champs
d’éoliennes, à gauche, un train passe. La nuit commence à
tomber. Il n’y aucun bruit sinon parfois celui du levier de
vitesses que Laure actionne d’un geste sûr, sec, et viril. Lucien
dit à voix haute la couleur des voitures qu’ils dépassent. Mais
Laure conduit trop vite et la nuit est tombée. Il a du mal à
deviner les couleurs des voitures. Il renonce rapidement à ce passe
temps et se contente de regarder les voitures. Il crie, Laure
sursaute. La voiture fait un écart. Un bruit sourd se fait entendre.
Et puis plus rien. C’est comme si le temps s’était arrêté.
Lucien a vu une moto.
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