2024 : 2e prix ex-aequo Lycée - Mercurochrome - Dali ANARGYROS - T4 Fénelon

Tourner. Ne pas faire la boucle. Elle me fait peur. Elle me fait mal. Elle sera
enchaînée à mon esprit. Je ne pourrais rien faire d’autre, excepté penser à la
boucle. La boucle est tout sauf symétrique.
Ça doit être symétrique.

- Si tu ne sors pas de cette chambre immédiatement je pars sans toi, tu restes
seule à la maison pour les vacances !

Toujours le même sentiment, avec des variantes. Souvent, j’étouffe de rage plus
que de tristesse.
Mon seul moyen de défense : je crie pour les faire taire. Le plus dur, c’est
quand le désespoir me paralyse. Je me sens ridicule, de me sentir si triste pour
si peu. Dans ces moments-là, je me bouche les oreilles pour ne plus entendre
leurs voix.
Ça les énerve encore plus, et je les comprends.
Je ne bouge pas, j’ai arrêté de compter. Je sais que n'arriverais pas à sortir de la
pièce tant que je n'aurais pas fini, et pour finir, il faudrait que ma mère arrête de
crier.
Je l’entends marmonner un juron et claquer la porte. Elle est partie.
Je me demande si cette fois elle attendra dans la voiture, ou si elle partira sans
moi.
Alors je respire lentement, comme on m’a appris à le faire, on inspire pendant
quatre secondes, on retient pendant deux et on expire pendant six.
Je recommence à compter en agrippant ma chaussette, sans oser imaginer le
temps que ça prendra de faire mes lacets.

On arrive à Bois-joli en fin de journée. Un silence implicite s’était installé
quand j'étais montée dans la voiture, et aucune de nous deux ne l’avait brisé
dans le train, ni sur le petit chemin de gravier qui part de la gare pour nous
mener à la voiture.

Depuis la butte de terre qui borde le parking de la gare, on peut apercevoir la
silhouette de l'île. Il suffit de regarder vers l’océan, se baisser légèrement et
pencher un peu la tête vers la droite.
Les étés que je passe sur cette île ont toujours été les mois les plus agités de ma
vie, et les meilleurs. Lorsque j'aperçois enfin la côte depuis le pont, étouffée par
la chaleur du mois de juillet, j'ai l’impression de me réveiller d’un rêve
désagréable et de recommencer enfin à vivre.
Nous venons parfois en hiver. C’est un autre monde.
Le petit écran cassé de la voiture affiche la date et l'heure. 29 octobre 2022.
18h27. Il fait si froid qu’on peut voir nos souffles former des volutes d'air glacé
à chaque expiration.

Je n’ai pas envie d’être angoissée.

“Votre fille a un naturel angoissé”.
Apparemment j’allais être angoissée toute ma vie. Mon “naturel” me
rattraperait toujours.
Ça n'était pas du tout ça que j’avais envie d’entendre. Je ne comprends toujours
pas bien l’utilité d’une psy. Je dois être idiote, je sais que c’est très utile les
psys. Je le sais sans le comprendre. Je n’ai pas osé répliquer. J’avais peur que
son affirmation soit fausse, mais de finir par en être persuadée toute ma vie.
En rentrant je me suis mise à pleurer. Quelle idiote, de pleurer pour l’idée que
quelqu'un se fait de vous à partir de trois conversations. J’ai cherché sur internet
“définition Toc”. Je me suis rendue compte avec surprise que je ne savais
toujours pas ce qu'était vraiment un toc. J'avais accepté, sans réfléchir,
l'étiquette qu’on avait collée sur mes obsessions.
Toc : Les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) se traduisent par des
obsessions (pensées dérangeantes, répétitives et incontrôlables), causant une
forte anxiété. Celle-ci est atténuée par la mise en place de comportements
répétitifs, irraisonnés et incontrôlables (les compulsions).
Pas mal. Oui, plutôt pas mal comme description.
Mais je voulais en savoir plus. J’ai passé plusieurs heures à me renseigner. À
bourrer mon crâne d'informations trouvées sur des sites, ou dans des magazines,
plus ou moins douteux.
Je me suis aperçue très tôt que personne ne comprenait. Je me demandais
souvent si c’était parce qu'il n’y avait rien à comprendre, et si ça n'était depuis
le début qu’un immense caprice. Puis j’avais une crise, et je me rendais bien
compte que quelque chose clochait chez moi.

“Allez hop en voiture !”
“Comment ça ?”
Je fixe sans comprendre ma mère assise sur le siège passager. Je n’ai pas mon
permis. Il est hors de question que je conduise. Notre village est le plus à
l’extrémité de l’île. Je fais depuis un mois de la conduite accompagnée, c’est
loin d’être suffisant.
Elle ne bouge pas d’un millimètre malgré mes protestations. Je finis par
m'asseoir brutalement sur le siège du conducteur. Je m’engage sur l’autoroute
une boule au ventre.
Je déteste conduire. Il pleut. Je dois prendre la prochaine sortie puis faire une
boucle pour rejoindre la route départementale jusqu'au pont.
Une bouffée de chaleur traverse ma poitrine et mon visage. Je ne comprends
pas tout de suite. J'aperçois la boucle. Quelque chose d'extérieur se met à
contrôler mes pensées.
Ça ne m'était encore jamais arrivée au volant. Je lutte contre la chose, mais elle
est plus forte que moi. Je ne supporte plus l’idée de tourner.
Je dois aller à gauche, éviter de faire une boucle. Surtout aller tout droit. Ne pas
faire la boucle.

Je ne regarde pas dans le rétroviseur.
L’impact est bref mais violent. Mes mains font brusquement tourner le volant.
Je ne les sens pas faire. Mon corps est comme détaché de ma conscience. On
s’élance sur la ligne droite de la D21.
On n'est pas mortes mais on aurait pu. J'arrête la voiture sur le bord de la route
et je sors.
Il ne pleut plus. J’inspire une bourrasque d'air glacé qui me brûle les narines et
descend jusqu'aux poumons. Comment faire pour effacer cette panique qui ne
me quitte pas ?
Je me suis toujours trouvée plutôt courageuse.
Mais, et s’il suffisait de faire plus d’efforts pour guérir ? Et que je n’en avais
simplement pas la force ?
J’ai un grand principe, ne jamais reprocher à personne l’incompréhension
ressentie face aux tocs.
Comment pouvait-on comprendre ? Qu’on pouvait avoir de la volonté et
pourtant aucune prise sur son esprit ou sur son corps ?

J’ai honte.
Sartre a tort selon moi.
Oui, “Sartre”, et alors ?
Selon lui, on a honte seulement à travers le regard des autres. Si on espionne ses
voisins, par exemple, on aura honte seulement si l’on est pris sur le fait et, dans
le cas contraire, on éprouvera uniquement une satisfaction malsaine.
Mais il se trompe.
J’ai honte à travers mon propre regard.
Quand je suis seule en train de cracher comme un robot dans la poubelle de la
salle de bain, pour la quarante-septième fois, la honte me brûle la gorge. Elle
me dévore.

Je me sens étourdie, la boucle m'oppresse encore. Je veux m'en éloigner.
J’avance plus loin dans le champ, pas de boucle à l'horizon ici. Je peux marcher
droit devant moi. Je sens l’odeur du sel. J’entends les mouettes. Leurs cris
ressemblent à des voix humaines. C’est dingue, je n'avais jamais remarqué à
quel point on dirait des humains. Je regarde mes pieds. Ils bougent et ils vont

vite. Je regarde le paysage, lui aussi défile vite. Il doit être en train de courir.
Les voix se rapprochent. La lumière du ciel est blanche.

Un jour, au collège, une amie s’amusait à tourner sur elle-même en riant, et elle
s’est exclamée : “C’est marrant quand je tourne j’ai l'impression que le monde
devient différent, je me sens différente tout à coup, tout change !”, elle a tourné
dans l'autre sens en continuant à glousser, “ Là aussi ça a changé !”
Certes, elle était visiblement perchée.
Mais ça m'a électrisé sans que je comprenne pourquoi. Je ne comprends
toujours pas, et c’est agaçant de ne rien comprendre à rien.

J'entends des pas, ma mère est sûrement en train de me suivre. Elle s'inquiète.
Pourquoi courir tout droit dans un champ ?
C’est simple, j'évite ce qui est rond, ce qui tourne. Je suis comme ça moi j'aime
ce qui est propre, net et défini, ce qui casse. Je dois faire attention, parfois je
m'énerve tellement que je me casse moi-même. La colère voile mon regard,
c’est comme si on arrachait ses lunettes à un myope.
Je suis très myope. Les griffures sur mes pieds ont presque disparu mais pas
tout à fait. Je ne peux pas vérifier, j'ai des chaussures. Ça m’agace.

C’est beau même si tout pâlit. Une forêt borde le champ, il s’y cache sûrement
des fées. Une lumière orangée tombe doucement sur les feuilles des arbres. Des
taches blanches envahissent le champ, le ciel et la forêt. Le champ cours
toujours, de plus en plus vite. Ça tourne. J’ai peur, je veux continuer à aller tout
droit. Mais ça tourne, ça tourne, ça tourne. C’est tout blanc. J'inspire un grand
coup, l'air est tiède et sent le mercurochrome. Je cligne des yeux.
Je ne suis plus dans le champ.
Les néons de ma chambre d’hôpital grésillent faiblement au-dessus de moi.

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