2024 : 1er prix ex-aequo Lycée - Les jonquilles - Iovana LE BALEUR - 1re 1 Louis-le-Grand

– Que ceux qui n’aiment pas l’argent quittent cette salle.
Les mots fendirent l’air, secs et graves. Personne ne bougea. Pas même Scholl assis au dernier rang de l’amphithéâtre dans les fauteuils molletonnés. C’était un homme inexpressif, la quarantaine, chaussures cirées, marié, deux enfants. Un homme normal.
– Bien. Que ceux qui prônent la déontologie et l’éthique de travail quittent cette salle.
Un jeune employé vers le milieu des rangs se leva d’un coup. Tous les regards se braquèrent sur lui. Désemparé, il se rassit craintivement. « Il est foutu, songea Scholl. Il va être viré de son job et de son appart, et…ensuite… il est foutu, foutu… »
L’orateur seul sur son estrade ne sourcilla pas. Cependant quelques secondes planèrent avant qu’il ne poursuive :
– Excellent. Je suis heureux d’être entouré d’une équipe fidèle. Vous avez été bien choisis.
Au mot fidèle, les yeux d’obsidienne du Directeur fusillèrent le jeune homme qui avait rompu le calme pesant.
Il continua :
– C’est avec honneur que je vais vous présenter un projet hors norme. Vous avez été sélectionnés pour vos compétences et votre fidélité. D’ici les prochaines semaines, un test va être lancé dans notre ville avant l’exportation sur le marché mondial.
L’orateur claqua des doigts. Un projecteur de pointe s’alluma aussitôt, et il déversa sur l’énorme mur blanc de la scène des images en 3D. Des espèces de cabines téléphoniques apparaissaient sous différentes vues, tournant sur elles-mêmes. Scholl, habituellement imperturbable, esquissa un léger froncement de sourcils.
– Mesdames, messieurs, voici les Téléporteurs. Ces cabines permettent de transporter un être d’un point A à un point B en quelques secondes
Scholl pâlit. Son front était brûlant. Il avait un très mauvais pressentiment.
– Je suis certain que vous vous demandez comment cela est possible.
L‘homme regarda au loin un instant puis poursuivit :
– Nous ne transportons pas l’être vivant ; nous transportons la matière. La biomasse de l’être téléporté est réduite à son état le plus primaire puis est incorporée dans la réserve du Téléporteur. Chacune des cabines est connectée à une réserve centrale. L’être vivant est ensuite reconstitué dans son intégralité dans le Téléporteur suivant, après avoir été scanné dans le premier Téléporteur. Chaque molécule, chaque atome, chaque ion retrouve la place qu’il tenait dans le corps de l’individu. Un clone rigoureusement identique est créé, avec les mêmes cellules grises, la même mémoire, et les mêmes souvenirs que l’original. Original qui est détruit, afin de conserver la biomasse dans le système. N’est-ce pas magnifique ?
L’assemblée n’avait pas bougé d’un cheveu, toujours sage, toujours silencieuse. Le Directeur semblait plutôt satisfait de sa présentation. Un minuscule rictus se peignait sur son visage émacié. Son costume noir était impeccable. Une montre de luxe pendouillait à son poignet sec. Les rides qui creusaient ses joues avaient été déguisées par une épaisse couche de maquillage. PDG d’une quinzaine de grandes entreprises tout autour du monde, il gérait d’une main de fer ses affaires. C’était « un grand de ce monde » comme se l’était dit un jour Scholl.
– Que ceux qui sont avec moi se lèvent ! s’écria le Directeur.
Alors toute cette petite assemblée se leva formidablement en un seul temps. Des acclamations retentissaient de toutes parts. Scholl applaudissait, encore et encore ; des frissons galopaient le long de son échine.

Comme chaque matin, Evans sortit de chez lui pour se rendre à pied au parc. Il était jardinier et entretenait à lui seul l’Espace Sauvage n°3 quartier Nord-ouest. Mais aujourd’hui, il souhaitait s’accorder du répit et rendre visite à sa tante – il la voyait très rarement – et cela grâce aux Téléporteurs qui étaient mis en service le jour même. Depuis deux semaines, ces drôles de cabines pullulaient à chaque coin de rue après une importante campagne de travaux. L’un d’eux avait été construit juste au pied de son immeuble.
Evans entra dans ce qui lui paraissait être une boîte de conserve géante, et il sélectionna son lieu d’arrivée à l’aide d’un assistant virtuel. Un rayon lumineux bleu sembla le scanner. Être dans cet endroit exigu ne le rassurait pas, il avait hâte de voyager ; mais la machine ne paraissait pas vouloir s’exécuter. Après quelques instants, la porte s’ouvrit automatiquement et une voix robotique laissa échapper un deuxième « Où désirez-vous aller ? Avec les Téléporteurs, tous vos rêves deviennent réalisables. »
Evans était un peu surpris, mais il ne s’indigna pas et décida tout simplement de repousser sa visite à un autre jour, en songeant que les machines ne devaient pas encore être opérationnelles. Il marcha donc jusqu’au parc pour reprendre son travail de jardinier.
Il se rendait dans sa cabane à outils lorsqu’il se retrouva nez à nez avec Julia. C’était une jeune femme au parfum de violette, qu’il croisait quotidiennement dans les allées calmes et reposantes du parc, mais à laquelle il n’avait jamais osé parler. Ses joues s’empourprèrent à sa rencontre. Julia lui demanda :
– … salut, est-ce que ça te dirait de se retrouver ce soir pour discuter ? …
Evans s’empressa de bégayer quelques mots pour accepter. La jeune femme esquissa un sourire délicat, puis continua :
– Et d’ailleurs, quelle est ta fleur préférée ? je me pose cette question à chaque fois que je te vois ici.
– les jonquilles, répondit-il sans hésiter. Parce qu’elles promettent un été doré.

– Scholl, j’ai besoin de vous.
Le Directeur semblait furieux. Il arpentait les couloirs du centre de contrôle d’un pas pressé. Scholl peinait à le suivre.
– Une fuite de la biomasse totale a été détectée. Après investigation, cela est dû à la défaillance d’une machine dans le secteur 9-43-103.
Le Directeur s’arrêta brutalement et fixa l’employé.
– Vous savez qu’à chaque Téléportation, seule la copie est conservée et l’original est éliminé. J’ai besoin de vous pour faire ce que la machine n’a pas fait.

Evans passa le reste de sa journée avec un cœur gonflé de bonheur. Il travailla toute la matinée en rêvant. Puis allongé sur son canapé, il passa l’après-midi à réfléchir à tout ce qu’il allait pouvoir dire à sa chère Julia.
Comme la soirée arrivait, il mit une chemise légère et un pantalon simple, et se retrouva en bas de son immeuble. « Tiens, le Téléporteur est interdit d’accès. Ils sont plutôt rapides » songea-t-il en apercevant les barrières et les panneaux disposés autour de la cabine.
Insouciant, gai comme un pinson, il marchait lentement jusqu’au parc. La chaleur retombait doucement, et une douce soirée d’été s’annonçait. Il trouvait tout beau : les mésanges qui chantaient, la brise légère qui caressait le feuillage des platanes, les passants joyeux qui flânaient dans les rues… Il tourna à droite dans une petite ruelle peu fréquentée qu’il connaissait bien ; elle était d’ailleurs déserte à cette heure, seule une silhouette au loin se distinguait dans les teintes chaudes de la soirée.
Evans jeta un coup d’œil derrière son épaule en sifflotant. Un homme en veste noire le suivait.

Scholl avait la nausée. Le métal glacé du Pistolet Silencieux caché sous sa veste lui brûlait la peau. IL NE POUVAIT PAS. C’était impossible.
Pourtant ses jambes l’emmenaient à la poursuite du condamné.
Une voix dans son oreillette crachota sèchement :
– Encore cinquante mètres et vous serez à distance. N’oubliez pas, le projet repose sur vous.
Le pauvre employé ne voulait pas savoir. Des pensées se bousculaient dans sa tête. Il ne pouvait pas faire ce qui était attendu de lui mais il aimait sa famille et souhaitait les protéger. Et lui-même ne voulait pas finir comme le pauvre idiot qui s’était levé dans l’amphithéâtre...

Evans distinguait mieux l’homme qui le devançait. Comme ce dernier était de dos, le jardinier n’apercevait pas ses traits ; cependant l’homme faisait un peu près la même taille que lui, avait une démarche similaire et portait exactement ses propres vêtements de la matinée. De plus près, il avait également des cheveux bruns et légèrement bouclés, mi-longs. La ressemblance était frappante, c’était vraiment extraordinaire.

L’oreillette continuait de meugler :
– Parfait. Il n’y a personne. C’est votre moment Scholl. Ça ne prendra qu’une seconde. Une équipe de nettoyeurs vous relaiera.
Les mains de l’homme se levèrent en tremblant.
Il appuya sur la détente.
La balle vola sans un bruit.
C’était fini.
– Beau travail. Vous recevrez une augmentation dans les prochains jours.
Scholl fit demi-tour. Une larme roula sur sa joue, mais elle s’évapora et ne put finir sa course.

L’homme qu’Evans avait aperçu marchait lentement. Il semblait plutôt heureux. Après quelques minutes, il se retrouva à flâner dans l’Espace Sauvage de son quartier, au hasard.
– C’est toi, je croyais que tu ne viendrais pas ! s’exclama une voix derrière lui.
L’homme semblait un peu surpris. En se retournant il reconnut Julia. C’était une jeune femme au parfum de violette, qu’il croisait quotidiennement dans les allées calmes et reposantes du parc, mais à laquelle il n’avait jamais osé parler. Ses joues s’empourprèrent à sa rencontre.
Julia sembla ressentir son incompréhension :
– Tu sais, on s’est croisé ce matin, et on s’était dit qu’on se retrouverait ce soir…
« Impossible, pensa l’homme. Je rendais visite à ma tante et elle m’a retenu toute la journée.»
Il répondit, en abordant un sourire hésitant :
– Oui, me voilà. Je suis content de te retrouver.
Après quelques paroles banales, ils déambulèrent dans les allées sous les rayons du crépuscule. Les ombres s’étiraient avec mélancolie ; les plantes laissaient planer des parfums subtils dans l’air tiédit.
L’homme demanda tout à coup :
– Quelle sont tes fleurs préférées ? Je me pose souvent cette question en taillant les rosiers. Les miennes, et bien… – il repensa au bouquet de sa tante, ce midi – … mes fleurs préférées sont les pivoines.

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