2023 : 1er prix CPGE - Conte du Khorasân - Sarah FARAHMAND - KUlm Henri-IV

Il y a encore quelques mois Ibn-Khâqzâd vivait ; mais difficilement ; et sept bandits flairant la mort se rendirent à sa hutte, dans l’espoir de surprendre avant sa mort un discours qui serait peut-être beau, une vision qui serait peut-être sage, qu’ils feraient imprimer et offrir au grand Roi : et ils chantaient en marchant qu’ils s’en allaient recueillir, par-delà les fleuves du Khorasân, sur les lèvres du sage, le miel du miel, l’âme de l’âme.
L’homme qui avait résolu tous les mystères du monde, dont on disait qu’il savait le commencement de la Terre, et sa fin, je parle de celui-là ; qu’on sache maintenant et qu’on ne puisse pas feindre d’ignorer de quel genre d’homme il s’agissait, car ce n’est pas pour rien que le grand Shirâzi met la main à l’encre : aussi que l’on entende, que l’on se taise, et que l’on juge si cela est bon.



       Les sept bandits se rendirent à sa hutte pour recueillir le miel du miel, et à la porte le heurtoir était entouré de linge, et sur ce linge il y avait un nom – et je couvrirai d’or celui qui pourra me le donner, ce nom, car les lèvres qui le prononçaient se taisent et les sept qui auraient pu le donner l’ont oublié ; passons, car je dirai à la place de ce nom Mina, nom trois fois sacré ; mais vous devrez comprendre : un tel nom oublié, pour lequel le grand Roi lui-même donnerait tout son or. Je dirai Mina, mais vous devrez comprendre : un tel nom oublié, que le grand sage aima.
Ils arrivèrent donc à cette porte, sur laquelle il était écrit « Pour ne pas déranger Mina » : aucun des bandits ne connaissait Mina, et aucune femme depuis Gowhar, femme d’Ibn-Khâqzâd n’avait franchi ce seuil, la respectable Gowhar elle-même se morfondait pieusement dans sa tombe depuis huit ans ; ils entrèrent.



        Toute la chambre était dans le noir, et près d’une fenêtre se trouvait un lit, et sur ce lit se trouvait le sage Ibn-Khâqzâd qui avait autrefois défié les trajectoires des astres et vaincu la mer. La procession s’élança au pied de ce lit trois fois sacré, se mit à genoux et dans cette position attendit le miel du miel, la rose de la rose, mais le sage ne les regardait pas : il regardait la colline et au-delà, la mer. Ils prirent cela pour l’introspection propre au sage mourant qui recueille les plus frappantes idées afin de les disposer en nuances étonnantes et demandèrent le miel du miel, la rose de la rose, au sage qui ne les écoutait pas : il écoutait un rêve, qui avait la forme du bruissement de la mer derrière la colline – avec un air vague, un air si vague qu’on ne pouvait pas même en faire un portrait en apothéose du sage qui meurt, un air qui découvrait ses gencives vides, un air plus vague encore que la mer.
          L’un des brigands enfin lui demanda le secret du commencement du monde : alors Ibn-Khâqzâd  découvrit ses gencives vides, et de son doigt courbé montra la colline, ou peut-être la mer, mais ce commencement du monde était trop vague et l’on ne pouvait décemment pas le consigner.



      Alors ils l’appelèrent par son nom illustre – que chacun voile sa face de noir en l’entendant – qui autrefois terrifia les montagnes et la mer, et ils tirèrent les rideaux, et poussèrent le lit dans le coin le plus éloigné de la fenêtre, car d’heure en heure la main qui pendait du lit devenait plus blanche et leurs propres yeux plus noirs.
      Le sage clignait des yeux et cherchait la mer, mais on lui dit qu’il ne l’aurait pas avant d’avoir révélé le commencement de l’univers, le miel du miel, l’âme de l’âme : si c’était un soir ou un matin, un jour de grand froid ou de soleil. Alors la main du sage s’étendit, les nuques se dressèrent : il dit – cet homme dont le nom ne doit jamais être prononcé sans se voiler la face de noir – il dit : Pour les cheveux c’était la nuit, pour la peau c’était le jour, et tout cela dansait dans le rythme de la mer. Les nuques pleines d’espoir se dressèrent : - L’âme de l’univers ? – Non, dit le sage, l’âme de Mina, et je crois qu’elle danse encore, de l’autre côté de la colline, là où se trouve la mer.



      Les brigands se battirent avec vaillance trois jours et trois nuits : quand l’un demandait
- Quelle était la couleur de l’univers quand il est né ? Lui répondait : De la couleur des yeux de Mina quand ils se ferment, et cela était trop vague, oui, décidément trop vague pour être porté au grand Roi.
De peur que le sage ne leur parlât des yeux de Mina qui se rouvrent, les brigands n’osaient plus parler de couleurs, seulement de questions d’arithmétique : mais la circonférence de la Lune mise au carré faisait invariablement le nombre de pas de Mina sur le sable, un certain soir de mai, et cela était trop vague, non, bien trop vague pour être consigné où que ce soit.



Et les brigands croyaient perdre l’esprit, car dans leur esprit aussi une Mina inconnue dansait par moments la sarabande sur leur raison vaincue : alors l’un d’entre eux criait : Et la chimie ? et le sage, qui avait autrefois vaincu les propriétés du soufre et de la décomposition des corps, le sage répondait : Bientôt…
Et alors sa voix avait l’intonation et le reflux de la mer.



         Alors, peu avant l’aube les brigands se déclarèrent incapables de tirer une parole précise d’Ibn-Khâqzâd : à contrecœur les brigands lui arrachèrent chacun de ses habits chamarrés d’or, ses draps de soie, et les bagues à ses doigts, et les étoiles à ses cartes ; ils lui prirent la myrrhe, et l’encens, et le Khorasân ; puis ils s’inclinèrent profondément, s’excusèrent du dérangement, ce à quoi le sage en chemise répondit que c’était lui qui s’excusait pour le déplacement. Et peu avant l’aube les brigands se retirèrent en bon ordre, regrettant la perte d’un homme jadis si sage, qui maintenant n’avait aucune suite dans les idées, ou plutôt une seule ; et ils se couvrirent la face d’un voile noir.



            Et Ibn-Khâqzâd laissé à lui-même pensa au Khorasân, dont il connaissait toutes les pentes, toutes les pierres, toutes les rues : il songea au Khorasân, et il se sentit mourir en sage, et ses yeux se fermèrent : mais ses pensées prirent un détour étrange, un détour qui ne connaissait ni les règles de bienséance, ni celles de priorité à droite, un détour qui s’en moquait bien et qui dévalait de toute éternité vers la mer, là où avait dansé une certaine fille dont le nom est perdu, et qui sera à jamais sanctifié. Et Ibn-Khâqzâd lutta jusqu’à l’aube contre l’espèce de jinn dansant qui dansait au rythme de la mer, dont l’idée lui revenait par vagues, cinquante-six ans plus tard : et c’est ainsi que l’on dit encore dans certains pays d’un homme qu’il a du vague à l’âme.


             Il avait tout vu, il était heureux, il mourait en sage ; mais il ne voyait pas la mer ; c’était trop fort, l’aube était là et les brigands avaient tiré le rideau, et il ne pouvait pas voir la mer, sur laquelle une femme au nom sacré avait dansé et – qui sait ? – peut-être dansait encore : et alors ni le souvenir pieux de sa femme, ni celui des brigands, ni celui du Khorasân ne put empêcher Ibn-Khâqzâd de se jeter à bas du lit, et d’y mourir à l’aube sans parvenir à la fenêtre.
               Mais il avait eu le temps de voir, au commencement des temps, une danseuse aux pieds nus traçant des cercles de plus en plus grands, de plus en plus vite, emportant avec elle le reste de l’univers ; on dit qu’on retrouva sur les lèvres d’Ibn-Khâqzâd un peu de sel.
           
            J’ai dit : que l’on juge si cela est bon.

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