2020 : 2e prix lycée, Le bâton de l'ours, Elena Verstovsek, élève de 1re, Lycée Fénelon

Les gorges de la mine laissaient s’échapper des corps noirs de charbon dans cette petite ville encerclée de collines, loin de tout, comme bannie du reste de la Terre. Quelques rues, quelques maisons qui concentraient l’univers entier de ses habitants. Du tunnel de la nationale à la route qui menait vers les montagnes, c’était là les frontières de ces vies rudes mais qui offraient, aux âmes aventureuses, l’occasion d’apercevoir entre les souffrances, la poésie de ces existences authentiques.
Le ciel se teintait de rouge, il ferait beau demain. L’air était chaud, pesant. La ville sommeillait ce jour-là, comme tous les autres, dans une routine régulière. Les rues s’embaumaient des odeurs de paprikas et de pommes de terre des ménages. Les femmes avaient un regard au dehors et guettaient l’arrivée des maris, leurs bébés au bras. On distinguait dans la rue la trainée noire des mineurs, suants, le front brillant et le flot de silhouettes blanches qui sortaient de la messe. Dans cette foule se démarquait une jeune fille très brune aux yeux très bleus, Alma, qui accompagnait sa grand-mère. Sa beauté était connue de tous ; c’est pour cela que tout naturellement elle allait se marier. Un parti splendide pour une orpheline, lui était le boucher le plus reconnu de la région, même le maire achetait chez lui. Il lui offrirait une vie de marquise : une voiture, de la viande à chaque repas et de beaux enfants. Néanmoins, étonnement, elle avait le regard vide, souriant aux voisins, elle était absente. La démarche fastidieuse de sa grand-mère la courbait, la faisant presque boiter. Elle portait sur ses épaules de dix-huit ans le poids de la tradition, le poids d’un mariage qu’elle méprisait, le poids de l’amour qui était là, sur le trottoir d’en face et qui la regardait, résigné lui aussi. Elle prit la rue principale. Soudain, elle vit les caravanes colorées alignées le long de la route, ils étaient arrivés, ce peuple de voyageurs qui redonnaient à la ville une âme le temps de quelques jours. Sur le bord de la route, le regard fatigué, un vieillard finissait de gribouiller énergiquement les traits d’un ours sur une feuille blanche. Ce peintre, Alma le connaissait bien, c’était Ismet Umic, noyé dans une dizaine de papiers froissés.

Ismet vivait dans les « Colonies », quartier miséreux où résidaient les mineurs. Destiné à la mine comme son père et des générations avant lui, il s’y refusait et préférait la vie de bohème. Cependant, deux choses le réconfortaient de son talent méconnu : sa passion pour les étoiles, qu’il tenait de sa mère et sa fascination pour ces voyageurs nomades. Il avait dans sa jeunesse côtoyé ce monde mystique et en connaissait les secrets. L’ours qu’il tentait en vain de dessiner c’était celui qui accompagnait chaque année la troupe et ses caravanes. Ismet était le seul à s’intéresser d’aussi près à ce peuple si étrange. En fin de comptes, c’était un inadapté de la vie que les habitants méprisaient ; il était incernable, dérangé, fou ; le regard tantôt fuyant, tantôt férocement agrippé à sa toile. Alma, elle, le trouvait touchant, et puis, ce tableau la troublait, réveillait en elle une nostalgie déroutante. Elle traversa la toile du regard. L’allure majestueuse de l’animal l’intriguait, Ismet avait recouvert son pelage sauvage de grâce et de volupté ; ses oreilles étaient occultées par un tissu bleu et doré, elles étaient pointues, encore éveillées par l’instinct animal. Alma s’arrêta ensuite sur ces yeux de bête, brillants, comme parsemés d’étoiles, de constellations, cachés par des grelots qui dégoulinaient sur sa figure. Elle remarqua ensuite, autour de son cou épais, une chaîne et un bâton de bois qui faisait le lien entre sa nuque et celui qui le tenait pour l’empêcher d’approcher les hommes. Elle resta quelques instants pendant que sa grand-mère la tirait par la manche pour partir. Soudain, des cris de joies d’enfants. Le danseur far de la troupe était arrivé. Ismet prit une toile vierge, déballa sa peinture à la hâte et commença un nouveau chef-d’œuvre. Alma était bouche-bée, elle l’avait vu sur la feuille, il était devant elle maintenant.

En voyant arrivé l’ours, elle se rappelait des soirs l’année dernière, où elle rentrait de l’église, cette fois, c’était sa grand-mère qui la tenait par sa main d’enfant. Ces souvenirs remontaient pourtant au printemps dernier mais il n’y avait pas de mariage, seulement l’euphorie et l’insouciance de ses jeunes années. Lorsqu’elle tournait sur la rue principale, elle le voyait. Il était grand, beau, il faisait peur mais elle avait presque envie de l’enlacer, il paraissait d’une immense douceur et d’une immense tendresse. Alors elle criait « Medvjed ! Medvjed !1 » et le jeune homme qui le tenait se retournait, retirait le bâton de bois et là, l’ours se mettait à danser. Il s’élevait dans les airs en lui cachant le soleil avec sa grosse carrure, il devenait une danseuse étoile, comme celle qu’elle aurait voulu être plus tard quand elle irait à l’Opéra de Prague. Elle voulait partir avec lui, loin, pour danser tous les deux à travers les villes mais maintenant, elle était enfermée dans une unique destinée : celle de devenir l’épouse du boucher puis la mère de ses enfants. Elle dit au revoir poliment et rentra, quelques mètres plus loin dans un vieil immeuble de briques.
Le jour-même, le roulement des caravanes s’était fait entendre tôt le matin, quand même les mineurs n’étaient pas levés. Le soleil chassait les étoiles en précipité bleu qui dégoulinait sur les murs et les rues. On devinait derrière les rideaux brodés des maisons, les ombres de quelques vieilles femmes dont l’âge diminuait le sommeil et qui regardaient l’arrivée de cet animal impressionnant et de sa troupe. Leur venue tenait du miracle, de l’apparition car le lendemain ils s’évaporeraient sans que personne ne s’en aperçoive. Reclus dans une tradition millénaire du voyage, rebelles à toute loi ; ils n’avaient rien et n’appartenaient à personne. En famille, ils traversaient le fleuve de la Drina avec pour seules richesses leurs instruments, leur poésie et cet ours. Autour de tout ce monde planait un mystère lourd, inatteignable, trop haut perché dans les cieux pour qu’on y trouve une place. Les habitants se montraient réticents, sûrement car, au-delà de l’inquiétude, ils ressentaient une proximité dérangeante avec ces gens.

Le soleil avait disparu laissant derrière lui une trainée de paillettes célestes. Personne ne travaillait le lendemain, l’occasion pour les habitants de se réunir au vieux bar Mimosa. Alma finissait de nouer le plus beau foulard de sa grand-mère, celui de soie, le seul qui n’avait pas de taches. Elle aussi avait mis une belle robe bleu pastel ; elle allait dîner avec sa belle-famille pour arranger les derniers détails du mariage. Une fois sortie, elle vit Ismet courir, un grand paquet au bras. Il avait fini sa toile dans la soirée et partait la vendre à Sarajevo, disait-on.
Alma s’approcha timidement du bar. Son futur mari était là. Un homme fort, abruti mais qui possédait un avantage qui avait la même valeur dans ce petit coin de terre que partout : il avait de l’argent. La plus belle table était réservée, la nappe était bien blanche, dépassait également de chaque coin et un bouquet de fleurs était posé au milieu, tout était réuni pour passer un moment agréable. Alma s’assit et ne put s’empêcher de constater qu’au-delà de sa dureté, son futur mari était laid. A dix-huit ans cela constitue un obstacle non négligeable et elle ne se voyait pas marcher dans la rue comme dans la vie à ses côtés. Brusquement, il lui tendit une boîte de velours pourpre, une chaîne d’or scintillait de luxure et ses mains rugueuses l’attachèrent autour de son cou délicat. Elle le remercia avec un sourire approbateur qu’elle avait appris à feindre. La soirée s’écoula, lentement, les deux familles choisissaient les invités, le lieu, la décoration. Alma donnait son avis les rares fois où on la sollicitait et se rangeait nécessairement du côté de sa grand-mère. Fuyant le regard de celui qu’elle ne pouvait voir elle tomba de nouveau sur Ismet, perdu comme elle, son paquet toujours au bras, il n’avait rien vendu. Une vague musique dissipa soudainement son tourment.
Une dizaine de personnes arrivèrent, on voyait d’abord les filles qui agitaient leurs robes colorées au rythme enivrant des violons. Deux vieilles femmes chantaient, leurs voix matures résonnaient jusque dans le vase du bouquet de la table d’Alma. Les musiciens improvisaient une mélodie pleine d’ivresse aux dissonances merveilleuses.

Puis vint l’ours, qui dans sa majesté clôturait la marche dans la pénombre. Il s’avança, impassible, attendant qu’on lui retire le bâton qui marquait le début du spectacle. Alors, il s’engagea dans une danse délirante mais qui semblait révéler dans le cœur de tout le public ce qu’il avait de plus pur, un sentiment qui se rependait dans l’air en un parfum d’eau de vie, sentiment rare presque inconnu de ces vies miséreuses, la joie. Alma faisait tourner nerveusement sa chaîne entre ses doigts, Ismet posa sa toile et se mit à applaudir, le sourire aux lèvres. L’ours comme en trans s’embaumait de la musique dans une suite de mouvements frénétiques. Il lança un regard à Alma comme pour lui dire que tout irait bien, qu’il se portait garant de son bonheur. Le ciel plongeait dans ses yeux de bête des reflets bleus. Ses pattes devenaient légères, sous ses poils épais semblait se dessiner le corps d’une femme, les hanches galbées qui suivaient les pulsations rapides des musiciens. La chaîne de son cou se brisait en parure de diamants que les feux de la lune éclairaient sous les yeux ébahis des spectateurs. Les grelots dansaient eux aussi sur sa tête et dans un dernier élan, il ouvrit la gueule pour pousser un rugissement muet, comme pour rappeler sa nature profonde, puis la musique s’estompa progressivement laissant place au silence…
La grand-mère d’Alma parcourut la salle du regard, Alma n’était plus là. Une panique générale prit d’assaut le bar. On interrogea les habitants pour savoir si quelqu’un l’avait vue, personne. Elle se résolut à demander à Ismet, qui semblait entretenir avec la jeune fille une relation particulière. Il lui dit qu’il fallait demander aux étoiles, qu’elles savaient tout. La vieille le traita de dingue, elle lui enverrait la police pour avoir enlevé sa petite-fille. Calmement, il posa sur elle un regard amusé puis leva la tête en direction de la Grande Ours où deux étoiles fuyantes cherchaient abri dans cette constellation que le ciel dégagé faisait apparaître en maîtresse des cieux. Sous la table, une chaîne d’or, brisée, s’entortillait sur elle-même…

1. « L’ours ! L’ours ! » en bosniaque





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