2020 : 2e prix CPGE, Grandes oreilles et petit museau, Eve Gerbaudi, élève d'HK2, Lycée Louis-le-Grand

Le souffle court et la tête bourdonnante, les poumons en feu et le cœur battant, Aubépin traçait dans la plaine enneigée le sillon de sa fuite. La rage lui brûlait les entrailles, le chagrin obscurcissait ses pensées, tout le poussait à faire demi-tour, à retrouver son pays, sa terre, son peuple. Mais il savait qu’un simple demi-tour ne suffirait pas à faire revivre les disparus, les massacrés, et qu’en fuyant, il leur offrait peutêtre une chance de persister, au moins dans les tréfonds de sa mémoire. Et il n’avait pas envie de mourir. Si Aubépin avait vu la Mort aux trousses, il aurait peut-être pu se sentir un peu Cary Grant, courant pour sauver sa peau au milieu des champs de maïs. Mais Aubépin n’avait pas vu la Mort aux trousses, ne savait pas qui était Cary Grant et n’était jamais allé au cinéma car Aubépin était un lapin. Aussi se glissat-il dans un terrier (solution qui aurait, par ailleurs, évité bien des tracas à Cary Grant), et ferma les yeux. *** « Eh gaillard, faut pas rester là. Oh, réveille-toi y’a la ronde de nuit qui va passer, c’est pas bon pour toi si t’es devant une sortie de secours… » Aubépin émergea de son sommeil sans rêves. « T’as pas l’air en bon état mon vieux, viens prendre un petit remontant chez Boubour, c’est moi qui paye. » Le regard encore flou d’Aubépin ne lui permit de distinguer qu’un arrière-train se dandinant dans l’ombre du tunnel. Il lui emboîta le pas, incertain et sur ses gardes. Le tunnel débouchait sur une salle haute, fréquentée par une foule d’êtres à pattes courtaudes et au museau rosé. Sur les parois, l’inscription suivante « Chez Taupe Inambour ». L’arrière-train se retourna, deux yeux myopes le fixèrent : « Au fait moi c’est Panaisse, va au bar, j’arrive, j’ai deux mots à dire à ces grognards de razbouleurs. » A pas prudents, Aubépin rejoignit le comptoir. Ses oreilles, qu’il avait tenues baissées pour ne pas heurter les tunnels pouvaient à leur aise se tenir droites sous la voûte du bar. Il percevait des mots étranges, fusant de toutes parts « Un dernier ferment de betterave Boubour ! », « Faut pas fignoler la racine sinon ça te prend un goût d’artigoinche… », « Mais ta gueule, faut juste lui ressouquer la ribambelle pour qu’il te laisse tranquille ! », « Moi je lui mettrai un râtisson à ce greluchon de Carotin, il verra à qui il a à faire », « Je veux bien vendre mon dentier si c’est une taupe que c’gaillard là… » Aubépin sursauta. Cette dernière phrase le concernait. La taupe derrière le comptoir le regardait d’un air mauvais, laissant le flou de ses yeux myopes errer sur la figure du lapin. « C’est quoi, ça, Panaisse ? Si ça vient de chez nous je veux bien me pendre. » Un grand silence se fit. Même aux plus aveugles des taupes, les grandes oreilles étaient visibles. Un vent de méfiance et de crainte souffla sur l’assemblée. « On va s’calmer les cocos, il a les oreilles trop longues pour être un carnissard… » intervint une taupe au pelage grisonnant.  « Et les postiches Riri, t’as pensé aux postiches ? » grogna Panaisse en attrapant une oreille du lapin, tirant un coup sec. Sonné, Aubépin se retrouva à terre. « T’es vraiment qu’une brute, Panaisse, fit le dénommé Riri en l’aidant à se relever, même ta grand-mère verrait que c’est un glapisseur » -Qu’est-ce que t’as contre ma grand-mère ?! -Elle est moche. Tu as beaucoup d’elle d’ailleurs. -Répète un peu pour voir ? -Bah tu vois t’es même aussi sourd qu’elle. -Ben tiens t’es bien placé pour dire ça toi, vieillard !  -Je vais dire un truc mon petit Panaisse, le temps ne fait rien à l’affaire, quand on est bouché, on est bouché.

-Vieux débris ! -Si tu veux. Bon, les oreillons, tu prends quoi ? Boubour, sers une betterave au jeunot, qu’il se remette de ses émotions. Faut leur pardonner hein, après trois ballons ils savent plus ce qu’ils disent. Fin on va pas épiloguer. Tu viens d’où ? -De la clairière du Sud.  -Mazette ! C’est loin ça et avec toute cette neige…  -C’est le pays des Carnissards ça ! C’est un infiltré ! -Ta gueule Panaisse. Et qu’est ce qui t’amène ici alors ? -J’ai… Aubépin sentit sa gorge se nouer, Mon terrier a été attaqué par les Renards alors que j’étais en cueillette. Quand je suis rentré ils étaient encore là, ils avaient tout pillé, saccagé… Je me suis enfui pour leur échapper.  Un silence vaguement gêné se fit. Riri marmonna « Les saligots… Un carnissard, hein Panaisse ? Pauvre imbécile va. Bon petiot écoute, il est pas dit qu’une victime des carnissards restera à la rue tant que je serai vivant. Si t’as besoin d’un toit, je suis au 2 avenue du Ragondin. Je m’appelle Céleri Bouture. » Une boule de fourrure noire déboula en trombe par le tunnel et couru auprès de Riri : « Papi, j’y vais là, tu peux me filer un peu de thunes steuplaît ? »  -L’oseille tu l’as déjà eue Salsifi, et d’abord où c’est que tu vas comme ça ? -Mais je te l’ai déjà dit 40 fois, on va à la rave party de Rutabagade !  -Une rave ? C’est la 4ème cette semaine. La jeune boule de poil tournicotait sur place d’excitation.  -Bon. Tu y vas. Mais tu emmènes ce guignol-là, qu’il se change un peu les idées.  Le jeune se récria, Aubépin aussi. Le sourcil sévère de Céleri les fit taire. Ils s’empressèrent de quitter le Taupe-Inambour sans un mot. Ils furent accueillis par une horde d’adolescent turbulents. Non il n’avait pas eu d’argent, oui on ne pourrait acheter que deux bouteilles, oui son grand père était grosignant, et non ce n’était pas « son pote » ce mec aux grandes oreilles qui le suivait partout. Aubépin tentait de se faire discret dans la cacophonie ambiante. Le sol semblait pulser sous ses pattes, les parois étaient vibrantes de bruit, l’air même qui entrait dans ses poumons était chargé d’un rythme lancinant, communicatif. La musique faisait osciller sa tête, vibrer ses oreilles, trembler ses os. L’obscurité presque totale faisait de lui une taupe comme les autres. Il ne voyait rien, était aussi myope que son voisin, qui, lui, ne pouvait distinguer son museau étrange et ses oreilles d’étranger. Quelqu’un lui glissa dans la main des petits cubes blancs. Obscurité ou céleri rave, Aubépin se sentit soudain un peu à sa place. Juste un peu, pour la première fois depuis qu’il avait quitté la clairière. Mais ses grandes oreilles se rappelèrent à lui lorsqu’il perçut les premiers échos d’une dispute. -T’as dit quoi là ? Vazy casse-toi, nique ta taupinière ! -Mais va te faire framboiser j’ai rien fait moi ! -C’est ça, assume pas, t’es qu’une taupette… -Va te faire voir chez les cloportes !

Avant de pouvoir en entendre davantage, une patte l’entraîna à contrecourant, loin de la musique et de la querelle.   « Eh, c’est quoi la rave la plus idiote ? La betterave. La bête rave. T’as compris ? » Aubépin hocha poliment la tête. C’était la 18ème blague de Salsifi en moins d’un quart d’heure. Le chemin du retour promettait d’être long. *** Le lendemain, il arriva au Taupe Inambour à midi. La grande salle retentissait de rires sonores, de verres entrechoqués, de conversations quotidiennes :  « Finis ton mille-pattes, Rady… ». Une taupinette remuante et tapageuse se tortillait sur son siège en brâmant : « Mais Mamaaan, j’aime pas les arthropodes… »  Le lapin venait sur les conseils de Riri demander un travail à Potironne, patronne de ces lieux. Cela lui permettrait de s’installer durablement dans la taupinière, sans être à charge de Céleri, qui avait déjà sur les bras son impétueux petit fils.  Une taupe dodue remuait énergiquement derrière le comptoir aux côtés de Boubour : « Ah les voilà les grandes oreilles ! Riri m’a dit que tu passerais… File en cuisine, on te donnera de quoi faire ! » Aubépin s’exécuta. La lourde chaleur des fourneaux, la pesante odeur de nourriture, le rassurèrent. Pour gagner en vitesse, un lapin était le bienvenu : ses petites pattes et son regard perçant permirent d’abattre deux fois plus de travail.  Lorsqu’une odeur de brûlé s’éleva, personne n’y prêta d’abord attention, chacun étant accaparé par l’urgence des tâches. Ce fut Aubépin qui en premier vit  « Le feu ! » Alors ce fut une débandade paniquée, une lutte égoïste pour trouver la sortie, puis un ballet de seaux, de mottes de terrs pour étouffer les flammes. Malgré tous les efforts il ne resta bientôt du bar qu’un tas de cendres dans un tunnel désert. Boubour, se tourna vers Aubépin : « C’est toi, salaud, qui a fait cramer ma baraque hein ? Comme par hasard ça arrive le seul jour où je tolère un lapin dans ma maison. C’est fini, à partir de maintenant il n’y aura plus que des taupes ici. Dans mon bar et dans la taupinière ! » Boubour traîna le lapin par les oreilles jusqu’à la sortie du terrier. Le froid prit Aubépin à la gorge, comme une menace de mort certaine. La nuit était déjà là, sur les collines et les vallons. Aubépin frissonnant reprit sa fuite, ne laissant pas plus de traces derrière lui que quelques empreintes dans la neige et une vague mauvaise conscience dans la tête de certains.  La vôtre peut-être ?











Il faut parfois plus de courage qu’on ne pense pour tourner la page.  Et il faut peut-être laisser une page blanche avant d’écrire sa propre fin.

Alors que la ferme et rugueuse main de fouisseur de Topinambour s’apprêtait à jeter le lapin hors du terrier, Panaisse réagit « Attends Boubour, on peut pas faire ça. La famille de ce gamin vient de se faire massacrer par les Carnissards et nous, on s’apprête à le jeter dehors ? Qu’est ce qui nous dit que c’est lui qui a déclenché l’incendie ? Je comprends que ça te rumine le coquillard de voir tout brûlé, mais on reconstruira. T’as des amis, de l’argent, une maison. L’autre là, il a rien. Alors je dis pas qu’il faut tout lui donner mais faut ptet pas lui enlever le peu qu’il a, quoi. ». Potironne s’enhardit : « Réfléchis mon chouchou, si c’était lui il aurait détalé au lieu de nous aider à arrêter le feu… ». Les opinions fusaient, de ci, de là.  On ne pouvait mettre un pauvre lapin dehors c’était une question de bon sens… Une question d’humanité ?

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