2019 : 2° prix CPGE, Jamais assez, toujours trop, Enora Le GALL, BCPST, Lycée Henri-IV

Jamais assez, toujours trop 
 
C'est révélateur, une fête. Oui. C'est cela. Révélateur. Amplificateur du réel.

D'abord il faut se préparer. Trop se préparer, toujours. J'ai appris à ne plus craindre le regard des autres, mais à jouer avec. A le désirer. S'emparer de ce regard, m'en envelopper, l'assembler comme je le souhaite – voilà ma tenue de soirée : ton regard sur ma peau.
Sur mon téléphone portatif, j'ai écrit ton nom... Si tu veux mon avis, Serge, je pense qu'au cours du vingt-et-unième siècle une esthétique s'est perdue quelque part. Lorsqu'on passe des touches de la machine à écrire au clavier numérique. Je crois que c'est pour ça que ce soir je veux rechercher un regard. Me perdre dans une esthétique. Peut-être que cela, au moins, je peux l'avoir ? Espoir.
Alors en attendant ce regard extérieur, je me plonge dans mon propre reflet. Peu importe l'image globale, le visage, le corps, je ne vois que le détail, le grain de la peau, les ombres. C'est-à-dire rien. Si je ferme les yeux, est-ce que mon reflet sera toujours là, à m'attendre ? Est-ce qu'il en profitera pour m'observer à son tour ? Est-ce qu'il en profitera pour s'enfuir ? Je ne veux pas savoir, c'est son affaire, je le regarde une dernière fois, histoire de, je ferme les yeux, puis la porte de la salle de bain. Coincé, le reflet ! Coincé dans son miroir ! J'ai enfin la paix, pour un instant, pour ce soir.

Sans transition, j'arrive à destination. La destination. C'est facile, c'est la seule porte de l'immeuble par laquelle des notes de musique tentent de s'échapper. J'en attrape quelques-unes au passage : c'est mon billet d'entrée. Cette porte trop grande, trop blanche, serait infranchissable sinon. Mais voilà, avec mes notes à la main, je peux me faufiler, atterrir sans prévenir au milieu d'un magma humain en mouvement pulsatile. Ma volonté propre n'est soudainement plus ; je ne peux que suivre les ondulations imposées par les êtres qui m'entourent. Synchronisation, je trouve rapidement le rythme. Rapidement ? Je ne sais déjà plus depuis combien de temps je suis là. Je me rends compte que je n'ai plus mon manteau, mon sac. Sûrement posés dans une chambre à mon arrivée. Il y a combien de temps, déjà ? Je ne sais plus. C'est révélateur, une fête. Révélateur du temps qui passe comme bon lui semble.
J'ai peut-être bu, j'ai peut-être soif, c'est comme si mes sensations internes avaient été mises entre parenthèses. Tout ce que je sais c'est le contact par intermittence avec des peaux chaudes et humides autour de moi, c'est les basses qui résonnent jusque dans ma cage thoracique et me font vibrer. Qui parle de regard ? J'ai les paupières closes. Pourtant je pourrais dessiner la scène comme si je la voyais. Peut-être même que je la vois. Je pense que certaines choses peuvent se voir sans les yeux. Tout comme certaines choses peuvent se dire sans les mots. On ne peut pas tout expliquer, et on ne peut pas tout partager.

Et puis. La question a remonté progressivement les strates de ma conscience. La voilà qui émerge, un peu essoufflée de son long trajet, c'est qu'elle a dû se battre pour parvenir à mon esprit. Et la voilà donc : pourquoi ?
Pourquoi suis-je ici, pourquoi fais-je cela ? Vite, vite, rationnaliser, vite, trouver une réponse tant bien que mal, vite, pourquoi ? Je m'arrête de bouger, il semble que mon cerveau n'ait pas la capacité à s'occuper en même temps de ces deux activités que sont l'effort physique et la recherche de sens à mon existence. Lucidité soudaine, réponse simple certes mais suffisante et au fond assez juste, au pourquoi, j'oppose, comme une évidence, le parce que : parce que je suis ! Je danse donc je vis, je vis donc je danse, je vis donc je me mêle aux autres vivants, je me cogne à eux dans une fusion de fluides corporels. Ce soir je fête la vie.
Je me rends compte que mon hésitation passagère est restée inaperçue. Un corps immobile parmi tant d'autres en train de remuer, on aurait pu penser que, on aurait pu envisager, mais non. Tant d'yeux pour me voir, aucun pour me regarder. C'est révélateur, une fête : on a beau être entouré de gens, si on n'a personne à qui parler, personne avec qui danser, c'est comme ça, on est seul.
Bon. Ma conscience aurait mieux fait de rester soigneusement enfouie. Que vais-je faire avec toutes ces pensées ? Je n'ai pas le choix, non, vraiment pas. Je fais quelques pas, me voilà sur le balcon, et je laisse la légère brise emporter avec elle tout ce qui encombrait ma tête. Je me sens mieux à présent. C'est plus léger. C'est apaisant.

Me voilà dans une quelconque pièce de la maison.  Quelques silhouettes discutent. Je m'en approche, je réveille mon ouïe, assourdie par la musique. J'entends enfin ce qu'il se dit, ou plutôt, j'entends les sons des voix, et désormais des paroles. Je crois même que je participe, réplique, échange des idées. Le cerveau aéré, j'ai l'impression de mieux comprendre ce qu'il se passe.
Mais, pourquoi faut-il qu'il y ait toujours un mais, l'une des silhouettes attire peu à peu à elle le monopole de l'échange qui n'en est plus un, lancée dans sa diatribe de silhouette qui souhaite ne plus en être une, qui souhaite devenir quelqu'un. Elle parle, ce qu'elle parle, je n'en arrive même plus à l'écouter, j'entends sa voix mais ne comprends plus ses mots, enfin, ne vois-tu pas que tu parles pour ne rien dire ? C'est révélateur, une soirée, révélateur de ceux qui monopolisent l'attention, de ceux qui ne l'ont jamais, de ceux qui la poursuivent désespérément. Elle... Je trouve que... Je... mais elle n'est plus là. Que...? Pourquoi ... ? Est-ce du sol sous ma tête ?  Je pensais que le mur… Pourtant... J'étais debout il y a si peu de temps... Ahaha ! Éclat de rire repris autour de moi, ne vous inquiétez pas, c'est juste une chute, une simple chute !, aha, j'ai juste trébuché, glissé, et le rire m'entoure et tout le monde s'esclaffe tant c'est drôle, ahaha, une chute ! Je tente un sourire à la personne qui m'a aidé à me relever, déjà disparue, tout est trop dans une soirée, tout va trop vite, tourbillonne, pourtant le temps passe si lentement, je n'ose pas regarder l'heure, les aiguilles semblent avoir arrêté de se faire la course à l'infini, j'ignore comment je tiendrai jusqu'au bout. Au bout de quoi, je ne sais pas.

Je repense à la personne qui m'a tendu la main. C'est vrai, il y a la solitude. Mais voilà, il y a les rencontres d'un instant, les contacts éphémères. Magnifiques, sublimes plus que tout autre, malgré leurs circonstances, ou plutôt du fait de leurs circonstances. Partenaire de danse le temps d'une chanson, se servir un verre d'une même boisson, voisin de fauteuil, peu importe au fond, il suffit du sourire, du regard, pour que je chavire. Bonheur au fond indescriptible mais présent, envahissant, attendrissant.
J'ai peut-être trop bu, ou peut-être pas assez. Tendre ivresse, je suis ivre, oui !, ivre de bonheur, ivre d'amour, ivre de vie surtout.

Le temps a encore passé, enfin je crois. Je suis à nouveau dehors. Est-ce le soleil qui se dévoile là-bas ? C'est mignon, il est pudique, il n'ose pas trop sortir d'un coup, il tente un rayon, puis l'autre. Pour le moment il tâte le terrain, pour voir s'il est temps qu'il vienne. Je sens, à mes côtés, quelqu'un d'autre qui regarde au loin cette vague lueur. A deux, peut-être, on pourra convaincre l'astre de venir à nous ? A deux, on pourrait même le cueillir.
Regarde, je saute pour tenter d'attraper le ciel et te l'offrir !
Regarde
Je veux juste voir si je peux m'envoler
Je veux

J'ai l'impression qu'on m'agrippe
Pour me retenir
Dans ma
Chute
Ne vous inquiétez pas, ce n'est qu'une chute !
Une
Simple
Chute

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