2024 : 2e prix CPGE - Funambules - Nadia VIANO - MPSI2 Saint-Louis

Une boucle s’enroule. Pourtant, elle n’a rien du bleu des vagues ni du drapeau autour de sa hampe. Elle n’est que la boucle qui, sans verbe, est sans sens. Une boucle qui fait quoi ? Boucle de qui ? Elle endure la richesse infinie de ses polysémies. Elle rebondit, se contorsionne, et, rejetant vainement son essence, s’enlise, se lisse, se noue. Attention cependant : la lutte n’a pas lieu dans un vulgaire ring quadrilatéral. La boucle pourrait combattre les carrés d’infanterie par milliers. Elle a pris le parti de l’infini du cercle, des arènes antiques, des courbes communes à la fois à la voûte céleste et aux plus belles statues grecques.  Alors la boucle endosse la myriade de sens qu’elle porte, résignée à n’en posséder aucun.  Elle envie l’escarboucle, si proche, si définie, brûlant seulement du rouge grenat de la passion et de la noblesse. Elle, est sans couleur et sans son, sans sens encore. Elle, ne rime pas.
Puis un beau jour, la boucle s’arrête. Il eût été tordu de l’imaginer droite mais aujourd’hui, elle ne s’enroule plus. « Ce n’est plus qu’un fil ! », dit-on. La boucle débouclée, alors, travestie en câble, est raide de peur à l’idée que l’on sache. Un beau jour, cet impossible songe, cet horrible cauchemar, s’est mis à hanter le sommeil de toutes les boucles du monde. Depuis, le mythe de la boucle déchue est fiévreusement raconté par les parents aux jeunes boucles bondissantes et fougueuses. Est-il déjà arrivé qu’un enroulement disparaisse ? Qu’une boucle ne soit plus ?

***
   

La Boucle élue, seule concernée, n’avait connu de sa vie que le vert d’un champ, ainsi que les vers du même champ. Elle vivait une vie sereine, lovée contre le pli de l’oreille de Fifi, une tendre vache normande, s’émerveillant sans relâche du passage d’un train. Un train gris, toujours le même, plein de gens partant à l’aventure. Pour une boucle, pas besoin d’aventure. La machine rugissante, s’étendant à l’infini, surgissant matin et soir dans un nuage de fumée âcre, constituait un spectacle bien assez palpitant ! Les allées et venues du train étaient désormais l’horloge de la Boucle. Elle avait érigé l’aventure d’autrui en un repère régissant son petit monde douillet, où le chaos ne surgissait qu’à l’aurore et au coucher du soleil. Le maelström laissait place à un silence tout aussi confortable que le creux de l’oreille de l’animal. Dans le silence, la Boucle pensait parfois à son destin dans un monde cruellement privé de la bête et du champ odorant. Lorsque ces pensées affleuraient, un affreux sentiment de culpabilité s’emparait d’elle. Elle osait douter de sa propre nature, de la tâche qui lui incombait. Elle se répétait alors en boucle qu’elle portait l’identité de sa vache, en échange de la chaleur d’un foyer. Elle se devait, coûte que coûte, de protéger quatre précieux chiffres. 1263. Sur une plaque de plastique dérisoire. Le fermier y veillait aussi, chaque soir auprès de Fifi. Rassurée par la présence de ce gardien si attentif, la Boucle relâchait progressivement son attention, passant de l’oreille de la vache aux bras de Morphée.
Elle ne s’en extirpait qu’au passage du train d’aurore.
Ce jour fatidique, l’odeur entêtante de l’herbe remplaça le réveil habituel. La Boucle sortit doucement de sa torpeur, chatouillée par un matelas de brins humides… De brins humides ? La Boucle retrouva tout à coup toute sa lucidité. Jamais elle n’avait été aussi proche de l’étendue verte qu’elle observait depuis l’oreille de la vache. Elle s’y trouvait entièrement… De la tête au pied, bien qu’elle n’en eut pas. Mais ce n’était pas tout. La Boucle se sentait différente. Elle rassembla tout son courage. Se tourna vers la droite. Puis la gauche. Enfin, craintivement, le haut.
Un constat dépassant. Sans appel.
Elle était l’horizon.
La Boucle était droite. D’une droiture infinie. Elle ne voyait ni origine ni fin au fil gigantesque qu’elle était. Elle se sentit euphorique, muée en la majestueuse ligne horizontale, séparation sans appel du ciel et de la terre. Elle l’avait contemplée, enviée, interrogée. Jamais elle n’aurait imaginé l’incarner. Pourtant, l’horizon était elle. Elle était l’horizon.
Elle sentait le champ sous elle, voyait le ciel au-dessus, et sa ligne à elle comme unique intermédiaire. Quelle douce sensation que celle d’être une boucle devenue trait. Fifi lui manquerait, mais elle était si excitée à l’idée de faire la rencontre du soleil qu’elle chassa bien vite cette pensée. Elle attendit, patiemment, que l’astre entame sa descente du ciel.
Après une éternité, les couleurs du ciel commencèrent à changer. Le bleu azur prit une teinte orangée, puis rose. Un rose vibrant, se faufilant parmi les nuages comme pour les envelopper de sa chaleur. Ce rose, tout droit venu de l’empyrée, embrasait jusqu’aux rayons de lumière baignant le champ. L’herbe, en quelques secondes, s’imprégna d’un inquiétant rouge foncé. La Boucle, entourée de ces flammes singulières, frissonna. Son émoi grandissant, plus que la fraîcheur de l’air du soir, la rendait fébrile. Baignée de couleur, elle ne faisait qu’un avec les nuances célestes. Elle ne distinguait plus son fil à elle du reste des brins d’herbe. Tout était beau. Le rose du ciel était désormais tout près, si près qu’il l’aveuglait. Tout était rouge.
La Boucle ferma les yeux. Peut-être avait-elle peur de faire fuir le silence enchanteur du champ, ou le soleil, dont l’arrivée lui semblait imminente.
Il ne vint jamais.
La Boucle revint à elle-même dans le noir. Le rouge divin avait laissé place à des abîmes impénétrables. Le soleil n’était pas venu. Il l’avait laissée ici, seule. Il l’avait dépossédée de son sens tout neuf. La Boucle avait été solitaire toute sa vie, n’avait rien connu d’autre que la présence de Fifi. Elle avait voulu croire. Bien sûr, être droite ne pouvait être si facile. Une vague submergea la Boucle.
Dans l’obscurité, une pensée l’avait frappée. Le soleil ne viendrait pas. Pas pour elle.
La Boucle se réveilla le lendemain bercée par le gazouillis des oiseaux et le bruissement des feuillages dans le vent. Le silence et les ténèbres étaient partis. Elle était dans une situation familière, délicieusement enroulée autour d’une bobine. Elle avait chaud.
Tout à coup, une douleur lancinante la parcourut toute entière. Elle ne devait pas être enroulée. La sensation d’être brisée en mille morceaux, compactée autour d’elle-même, se fit insoutenable. Une armée de points sombres envahit son champ de vision. Avant de sombrer, elle reconnut la courbe d’un sourire familier. Le fils du fermier, penché sur elle, la scrutait avec curiosité.
Il passait souvent quelques minutes avec Fifi le soir, lui apportant une pomme et quelques caresses. Il lisait de longues heures, étendu sur l’herbe, avec l’air de celui qui pense, mais garde pour lui les découvertes de l’esprit. Son caractère singulier, ou bien un petit grain de folie dans l’engrenage circulaire de la vie, le poussèrent à adresser la parole à la Boucle à son réveil. Il  l’extirpa de la bobine au prix d’un effort titanesque.
« Qui donc a eu la barbarie de te plier comme ça ? Il devrait y avoir une sorte de commission des fils dans laquelle tu pourrais demander réparation… »
Un silence prévisible lui répondit. La Boucle hurlait intérieurement. Elle ne serait réparée par aucune commission. Les fils la verraient comme l’une des leurs, et les boucles comme un fil fou, aussi insolent que tordu. La Boucle devait le lui expliquer. Mais elle, sans couleur et sans son, se trouvait de surcroît sans cordes vocales.
Le fils du fermier haussa les sourcils et tourna les talons. A la tombée de la nuit, il revint avec quelques feuilles et un pot d’encre. Il y trempa son index et fit mine d’écrire sur le papier. La Boucle l’imita, incapable cependant de former les courbures des lettres avec son fil trempé dans l’encre. Il sentit sa douleur, et lui adressa un sourire triste. Les gribouillis se muèrent en intrigantes lettres carrées.  Enfin, le bruit du grattement frénétique du fil sur la feuille cessa.
 « Quelle histoire… Au moins, tu ne connaîtras pas l’abattoir. » Autre sourire triste.
La Boucle traça un grand point d’interrogation bleu. L’aba quoi ?
« Un endroit où tout se termine, disons. Imagine être restée sur cette bobine. Personne ne peut le raconter mais tu peux essayer d’imaginer ce que ç’aurait été. »
Le trait de la Boucle se fit fébrile.
« Je préfèrerais l’oublier.
— Tu peux oublier, ou bien choisir d’imaginer, libre à toi. Ici, on le fait beaucoup, imaginer. Mais pas toujours le pire. Tu peux choisir d’être portée par des rêves.
— Et toi ?
—    Moi ? Je rêve de voler. » Il aurait à cet instant juré avoir entendu un rire.
« Pardon. Je te parle de funambulisme. Je voudrais éprouver le point qui lie le ciel et la terre sans leur être commun. C’est peut-être idiot. Je rêve de tenir sur un fil, haut, très haut.  »
La Boucle aurait voulu lui dire que l’horizon le trahirait. Qu’il était fourbe. Sans trop qu’elle puisse se l’expliquer, elle s’abstint. Les rêves évoqués par le funambule paraissaient suffisamment fragiles.
— Pour l’instant je marche sur les poutres de l’enclos des chevaux.
— Comment ?    
— De gauche à droite, de droite à gauche. Le sens importe peu. »
Un autre silence. Lui avait besoin d’un sens, elle n’en avait pas. Lui avait besoin d’un fil…
Ils se comprirent.
Des nuits durant, ils s’entraînèrent à défier l’équilibre de toute chose, dans l’accord tacite d’une quête liant deux âmes. Le funambule livrait un combat sans merci contre la gravité. La Boucle se confrontait à sa propre mélancolie dans l’arène sombre du champ. Ensemble, ils jouaient aux équilibristes sous les étoiles et - Qui sait ? -  sous le regard des commissions du monde des boucles.
Une soirée d’été, la Boucle n’utilisa pas l’encre et le papier apportés par le funambule. Elle s’éleva au-dessus du champ et salua l’horizon, inscrivant une question en lettres noires sur le fond clair du crépuscule.
Son funambule était fin prêt, et elle aussi.
« Dis, tu crois que je pourrai prendre le train ? »

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