2023 : 3e prix ex-aequo CPGE - L'Ecume de nuit - Yuna GLOAGUEN PC*2 - Saint-Louis

L’écume de nuit

Le vieux Combi tourne brusquement et sort de la route goudronnée pour s’élancer gaiement sur le chemin de sable. Ses phares fatigués n’éclairent qu’au dernier moment les nids-de-poule. Morganne ouvre la fenêtre et sort son buste pour mieux voir.
« Ralentis ! Il y a encore un trou, tu vas détruire les amortisseurs ! »
Pol lance alors un dérapage dans le sable et s’éloigne rapidement du chemin, le Combi sautant comme sur des ressorts. Morganne se rassoit et s’attache.
« T’es complètement fou, pourquoi tu fais du hors-piste à fond comme ça ? On va se perdre, le jour est loin de se lever !
C’est le chemin. Si on veut un spot génial, je t’assure qu’il faut qu’on passe par là. Je sais que tu restes souvent dans les zones plus safe quand tu surfes, mais là j’ai déjà tenté la partie de la plage vers laquelle on se dirige et, même en plein jour, c’est incroyable ! Il y a les meilleures vagues et c’est tellement éloigné de tout qu’il n’y a jamais personne ! Tu vas voir ce matin : la marée, le petit vent offshore, toutes les étoiles sont alignées pour que la session soit inoubliable.
C’est sûr que si on coince Dilan dans le sable au milieu des dunes, on ne va pas oublier cette journée ! »
Pol souffle bruyamment avant de sourire et d’allumer la radio. Surfin’USA , des Beach Boys. Le ciel commence à s’éclaircir. A l’horizon, les teintes noires et bleutées laissent place à un gris plus lumineux. L’heure est celle où les étoiles s’éteignent doucement, éreintées par cette nuit où elles étaient seules à briller, abandonnées par la Lune. Jamais Morganne n’aurait parié quelques heures plus tôt qu’à quatre heures du matin, ils se dirigeraient vers la plage, les surfs dans le coffre. Il faut dire que la tempête qui a fait rage le soir même a été d’une rare violence, déracinant des arbres du jardin et arrachant des tuiles du toit. Dès qu’ils tentaient d’écouter les conditions météorologiques à la radio, celle-ci se mettait à vomir des avertissements en continu. Les branches brisées, la senteur doucereuse de la sève qui coule abondamment des végétaux blessés, quelques rafales, vestiges d’un vent furieux, tout cela rappelle encore le récent déchaînement des éléments. Là où l’obscurité est plus profonde, on peut distinguer la forme menaçante du sommet en forme d’enclume d’un cumulonimbus titanesque, qui s’éloigne, faussement paisible.
Le Combi retrouve une zone plus praticable qui s’aventure sous les pins. Pour Morganne, tous les arbres se ressemblent. Pol doit sacrément bien connaître le chemin pour faire serpenter son Combi Dilan sans hésitation entre ces troncs tous si similaires. Soudain, il s’arrête, sans raison apparente.
« Qu’est-ce qui t’arrive ?
Il faut continuer à pied, pas le choix à partir d’ici, répond Pol en mettant le frein à main. On est loin d’avoir un quatre-quatre, laissons se reposer notre cher vieux Dilan. »
Les deux surfeurs sortent leurs planches, qu’ils prennent sous le bras. Pol ferme le véhicule et glisse la clé dans une minuscule fissure d’un gros pin. Leurs yeux s’habituent progressivement à l’obscurité opaque des nuits de nouvelle lune. Morganne entend enfin les fameuses vagues, qui cassent en rugissant. L’océan est encore invisible, caché derrière le mur de sable, leur ultime épreuve avant des heures de plaisir.
Les deux amis commencent à gravir la dune, leurs tongs s’enfonçant dans le sable alourdi par les pluies diluviennes de la soirée. La brise rafraîchit leurs dos presque nus, mais le fond de l’air est encore lourd. Une très légère odeur d’essence, provenant certainement de Dilan qui se repose, picote les narines des jeunes adultes. Le dernier quart de l’ascension est le plus raide, Morganne doit s’aider de sa main libre pour ne pas tomber en arrière et dévaler la pente. Elle continue à suivre Pol, dont elle voit la silhouette fine et musclée et les cheveux mi-longs, aux pointes si blondies par le sel et le Soleil qu’elles brillent au contact de la moindre poussière d’étoile.
Soudain, la voilà. L’immensité noire. La mer. La vague qui se forme capte une lueur émise doucement par les astres lointains. La voilà qui s’étoffe et grandit, gagne en assurance, se sent d’humeur hardie, prend finalement de la vitesse avant de se briser en rires d’écume blanche. Pendant un court instant, l’océan semble se rétracter, avant de faire naître une nouvelle enfant tout aussi excitée. Bien que de tailles impressionnantes, elles semblent simplement inviter les surfeurs à se joindre à leur jeu.
« Le dernier arrivé nettoie Dilan ! hurle Pol avant de s’élancer en courant, laissant ses chaussures dans le sable mouillé.
Attends ! »
Les sourcils froncés, elle comprend qu’il ne s’arrêtera pas pour écouter ce qu’elle a à dire. Alors, elle marche, lentement d’abord, puis, emportée par la pente, elle se met à la dévaler à toute allure. Les deux amis atteignent enfin l’eau, et après quelques grandes enjambées, ils lancent leurs surfs devant eux, s’allongent dessus et commencent à ramer. Après quelques plongées sous les vagues, en canard, ils passent enfin la barre et se retrouvent assis sur leurs planches, au milieu des monstres qui n’ont pas encore déferlé.
« Attends, Pol, répète Morganne. C’est bizarre, il y a une lumière au large, qu’on aperçoit parfois entre deux vagues. On dirait que c’est un bateau.
-     Je ne vois rien, la mer est trop agitée !
On peut s’approcher un peu, il n’avait pas l’air très loin. La tempête vient à peine de se calmer, j’espère qu’ils n’ont pas été pris dedans. »
Ils se mettent à ramer vers le large. Régulièrement, ils touchent de longues algues, ramenées à la surface par le bouillonnement de la mer.
Après quelques dizaines de minutes, les deux amis se regardent, inquiets. Pol voit Morganne glisser à plusieurs reprises ses cheveux bruns derrière ses oreilles avant de parler. Un geste superflu en pleine session de surf. Un geste qui, chez elle, traduit une anxiété croissante.
« J’ai l’impression que la lumière n’est pas droite, comme si le bateau avait chaviré. Je rêve ?
Non, j’ai le même sentiment depuis que je l’ai vu, lui lance Pol. Et je crois que c’est quelque chose de beaucoup plus gros que ce qu’on pensait, et donc de beaucoup plus loin. On fait demi-tour ?
Je sais pas… On pourrait peut-être essayer de voir quel type de navire c’est, et après on retourne au Combi pour appeler les secours ?
D’accord, mais pas question de s’approcher trop, ça peut être dangereux. »
Soudain, une montée soudaine de la houle déséquilibre Morganne, qui disparaît dans l’eau noire alors que Pol s’accroche à sa planche. Elle ne remonte pas. Le jeune homme la cherche désespérément, mais l’opacité presque irréelle de la mer l’empêche de distinguer un quelconque mouvement. Sa respiration s’accélère.
Il rame vers la planche abandonnée, prend une grande respiration et plonge. Ses yeux le brûlent immédiatement. Violemment. Anormalement. Dans ses grands gestes de panique, il touche alors un objet. Non. Un bras ! Le voilà qui remonte avec Morganne. Il lui pose délicatement la tête sur une des planches et s’assure que son leash est bien accroché à sa cheville. S’ils perdent un de leurs flotteurs, ils peuvent abandonner tout espoir de retour.
« Morganne ! »
Son corps se tend brusquement, elle se met à tousser. A vomir. Une substance noirâtre, poisseuse. Leurs deux corps sont recouverts de ce même liquide sombre et épais. Du pétrole.
« Merde, c’est une marée noire, murmure Pol. On rentre, je vais prendre la VHF dans le coffre de Dilan ! »
Les vagues d’or noir les poussent rapidement jusqu’au bord, malgré la désagréable sensation que chaque algue qui les effleure cherche à les tirer dans les ténèbres toxiques. Les premiers rayons du Soleil émergent timidement, cachés derrière les colosses nuageux. Mais le sable ne prend pas son habituelle teinte dorée. L’océan ne découvre pas sa couleur glas,  multitude de nuances bleues et vertes. Le noir absorbe tout. L’étendue morne est juste ponctuée de quelques reflets colorés artificiels et sales. Alors que Pol court vers Dilan, pour allumer la radio VHF et prévenir les autorités, Morganne reste immobile, anéantie, son surf par terre à côté d’elle. Doucement, elle finit par se lever, attirée par un faible mouvement sur la gauche. Après quelques pas dans le sable sépia, elle s’agenouille devant un grand oiseau noirci par le mazout. Le Fou de Bassan la regarde, les ailes engluées et tordues. Il tente d’ouvrir le bec, mais s’immobilise dans cette position. Ses yeux se voilent. Ce ne sont plus que des billes vides. Il est mort. Une larme de mazout perle au coin de l’œil de la jeune fille, et son regard embué glisse sur la bile noire qui a remplacé la mer qu’elle aime. Puis elle les voit. Les milliers d’êtres agonisants sur le sable.
La vie détruite par l’or noir.

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