2019 : 3° prix lycée, Un soir d’été, Tito Richard-Bournazel, élève de terminale L, Lycée Fénelon

UN SOIR D’ÉTÉ

L’effort de l’homme qui recherche un souvenir est celui d’un restaurateur de tableau : il s’agit de dégager lentement, morceau par morceau, la patine du temps. De retrouver les teintes des couleurs originelles et les détails masqués par les empreintes des innombrables allées et venues de l’esprit. C’est un travail ardu, minutieux et patient ; et souvent une madeleine ne suffit pas à raviver les émotions et les sensations que l’on recherche pourtant activement. Redécouvrir un lieu ne ramène pas ceux qui l’ont occupé. Pas sans qu’on les y convoque. Et le décor présent vient parasiter le passé : ici le clapotis doux de la rivière sur la berge, l’herbe jaunie et les planches vermoulues des tables abandonnées. Là où plus loin dans le temps attendaient les nappes d’un blanc huileux, au bord de la Dordogne alors à marée basse dévoilant une mince plage de galets, le tout baignant dans la lumière chaude d’un soir d’été.
Nous étions arrivés le matin même, moi, mes parents et mon frère ainé à la gare de Souillac avant d’être accompagnés en voiture par un vieil ami de la famille jusqu’à la maison de ma grand-mère, dans le village de Castelnaud-la-Chapelle. Et ce comme les 19 années précédentes, pour ce que j’en savais.

La maison en question était ancienne, usée. Certaines pierres se descellaient, le toit montrait des faiblesses sous les pluies les plus fines et mon père n’avait jamais proposé son aide pour y remédier. Il passait son temps, lors de nos séjours, assis à la terrasse de l’unique café, compulsant des dossiers, grommelant et suant sous le soleil, réajustant ses lunettes qui glissaient en tentant d’ignorer les habitués qui, de l’intérieur, commentaient son étrange comportement de citadin.
Pendant ce temps ma mère nous emmenait, moi et mon frère, sur les chemins cahoteux qui descendaient vers le village-bas en nous racontant comment nos ancêtres y guidaient les oies et comment sa propre mère titubait sur les mêmes pavés pour aller chercher de l’eau chaque matin. Ses récits, répétés chaque année sur le même parcours, étaient à force devenu aussi naturels et oubliables que le bruit de nos pas, que le gargouillement de la fontaine sur la place ou que le froissement des feuilles dans le maigre vent. Mon frère s’amusait pendant ces trajets à arracher les branches des arbustes qui croisaient notre chemin et à les semer sur son passage tandis que je surveillais mes pas pour ne pas trébucher, mal à l’aise dans mes chaussures de ville.
Une fois arrivés en bas, notre mère nous laissait au bord de la rivière pendant qu’elle faisait ses courses. Je m’installais alors à l’ombre du pont, pour y parfaire ma technique de ricochets, pendant que mon frère arpentait les rives pour y rencontrer les enfants (et plus tard les filles) des touristes et des quelques locaux.

L’après-midi passait lentement. Parfois je m’amusais à tester l’écho, sous l’arche du pont, en criant ou en y lançant des cailloux. Plus tard, plus vieux et plus aventureux, j’explorais la rivière, ses embouchures, et la forêt qui l’environnait.
Je n’aimais pas ces vacances : mon esprit de jeune parisien trouvait une symbolique étrange, quasi-mystique, dans les détails de ce petit village : dans le vol silencieux des gabares, dans l’amoncellement irrégulier des maisons sur la colline, dans les vieilles pierres du château qu’empoussiérait encore la lumière trouble du matin….
Lorsque notre mère venait nous cherchait, le soleil s’attardait déjà sur les collines bordant la vallée. Elle avait discuté avec chaque commerçant, salué sa marraine et retrouvé une vieille amie de sa mère qui la connaissait « depuis qu’elle était haute comme trois pommes ». Elle s’excusait de nous avoir laissé si longtemps et s’inquiétait de savoir si nous n’avions pas attrapé une insolation. Moi et mon frère la rassurions et nous remontions par le même chemin vers la maison où nous attendait mon père épuisé et irritable et un repas frugal préparé par ma grand-mère dont la vue déclinante n’arrangeait pas les talents culinaires.

Mais pas ce soir-là. Déjà car j’avais 19 ans, et mon frère 21. Nous étions donc assis à une des tables au bord de l’eau, à l’ombre d’un arbre, commentant mollement le physique des touristes quand nos deux parents arrivèrent. Ma mère, en parlant avec le boulanger, avait appris qu’il organisait le soir même une fête pour célébrer à la fois les 18 ans de sa fille et son départ pour Lyon où elle devait faire ses études. Pendant qu’elle nous l’expliquait avec force détails je passais en revue toutes mes options pour échapper aux festivités. Mais, avant d’avoir pu esquisser un plan d’évasion, j’étais assis au bout d’un banc à regarder un groupe de villageois s’affairer sur les tables de pique-nique, étendant les nappes et disposant dessus des produits locaux et des bougies colorées.
La soirée avançait rapidement. Quelques rayons perçaient encore au-dessus des frondaisons et les lanternes en papier qu’on avait accrochées aux branches des arbres allaient bientôt être utiles à ceux qui auraient trop vite entamé l’apéritif. Les gabares et les canoës avaient délaissé la Dordogne qui s’apaisait à présent et coulait vers la nuit. Un grand nombre de villageois s’était attroupé autour des tables rapprochées pour l’occasion et sur lesquelles on pouvait trouver des rillettes, des grillons, des rillons, des enchauds et autres nuances de gras. Mais aussi du vin rouge, du rosé, du cidre et bien sûr de l’alcool de noix, spécialité de la région. De grands réchauds étaient disposés ; sur lesquels, dans des plats de métal, grésillaient des morceaux de confit, de magret et des pommes de terre sarladaises baignant dans la graisse.

L’odeur forte, mêlée à celle de l’herbe coupée et à la chaleur du soir me fit sombrer dans une inconscience teintée de nausée et je m’affalai sur la table, regardant d’un œil distrait mon frère déboucher une bouteille sous le regard intéressé de deux jeunes filles du village. Dégoûté, je parcourus les tables des yeux : Ma mère et la sienne discutaient avec les vieilles dames du village, protectrices des chats locaux et commères attitrées. Mon père tentait tant bien que mal de fraterniser avec les villageois en commentant un vin rouge avec un air de connaisseur. Au milieu des tables, quelques couples d’âge mûr, légèrement alcoolisés, commençait à danser maladroitement tandis que Dédé-La-Manivelle (une personnalité du coin) dégainait son accordéon.

Je repérai à nouveau mon frère, accompagnés d’autres adolescents, s’éloignant de la fête avec quelques bouteilles dérobées. Mon regard tomba finalement sur un visage que je reconnu aussitôt : c’était le fils du boulanger. Nos parents nous avaient fait jouer ensemble quelques fois étant petits et je reconnaissais ses traits fats et sa lèvre pendante. Je le remarquai car il arborait une mine sombre tandis qu’il se versait un verre de vin rouge, d’une main qui tremblait déjà.
Heureux de trouver un compagnon de morosité, je m’attardai sur lui et laissai mon imagination excitée par l’ennui et l’amertume élaborer quelques hypothèses morbides sur les raisons de son trouble : Peut-être son père le battait-il ? Ou était-ce le départ de sa sœur qui l’attristait ? Un cas d’amour incestueux, si fréquent dans ces petits villages ?
A cette pensée un rictus amusé se peignit sur mes lèvres et j’examinai cette idée quelques secondes, si bien que je ne remarquai pas qu’on s’asseyait à mes côtés. C’est en entendant une voix douce et amusée que je me retournai brusquement pour découvrir la reine de la soirée en personne, vêtue d’une robe de dentelle blanche comme la nappe et coiffée d’une couronne de fleurs en plastiques retenant de longs cheveux blond platine. En riant de ma surprise elle dévoila deux rangées de dents légèrement décalées contrastant avec ses joues roses.
Elle commença à me parler, m’expliquant qu’elle avait remarqué que j’étais seul, qu’elle se souvenait de moi quand j’étais enfant, que c’était marrant de me revoir aujourd’hui et qu’elle se demandait comment était la vie dans les grandes villes… Encore étourdi par ma semi-sieste, je jetai un regard tout autour de moi : la fête battait son plein, des robes virevoltaient, les lanternes se balançaient et l’air tremblait légèrement. Le frère avait disparu, sûrement parti rejoindre les autres jeunes.
Je m’arrêtai sur ses ongles peints d’un vernis bleu puis mes yeux remontèrent le long de ses bras couverts d’un fin duvet blond, hésitèrent à la courbe de son épaule et plongèrent dans son décolleté. Elle remarqua mon manège, je croisai deux éclats bleus et bafouillai : « Ouais...Paris c’est euh super t’sais »
A ma grande surprise son sourire s’agrandit et elle tendit vers moi une main que j’attrapai par réflexe puis me fit signe de la suivre. En marchant dans l’herbe sèche j’eus une rapide pensée pour ma petite amie laissée à Paris (une beauté sévère, brune et attentionnée) et me fis la réflexion que la soirée n’était en définitive pas si ratée.
La nuit était pleinement tombée et je ne voyais pas la lune. Elle m’entraîna sous le couvert des arbres, près de l’eau dormante. Ses pieds étaient nus. Ses jambes aussi. Et sa peau était fraîche comparée à la chaleur ambiante. Dans l’obscurité mes doigts suivaient ce que mes yeux avaient perdu. Les bruits de la fête étaient étouffés par l’épais feuillage.
Soudain, dans un éclair laiteux, la Lune apparut, se brisa dans la rivière et éclaboussa la scène de sa pâle lumière. La fille arrêta mes élans d’un geste ferme. Je me retournai alors pour suivre son regard et découvris une silhouette dépassant des branchages, planant dans la clarté lunaire. Le temps de comprendre puis elle poussa un cri inhumain et, au loin, l’accordéon se brisa.
Au matin une ambulance était stationnée sur la rive. La fille du boulanger se tenait près du corps, prostrée. La douleur avait dérobé à son visage la jeunesse : ses joues étaient pâles et ses yeux rougis. Autour les nappes traînaient sur le sol, avec quelques déchets et des lanternes éteintes.
Intimidé par ce spectacle, je tournai les talons et m’éloignai vers la route où m’attendait la voiture.

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