A106
Des claques. J'leur mettrais
des claques si j'pouvais. C'sont tous de sales gosses, et pas un pour rattraper
l'autre. Pourtant j'en ai vu des mômes dans ma carrière, mais là ils battent
tous les records. Un coup ils disent que j'vais pas assez vite, et le
lendemain, qu’il faut qu'je ralentisse. Faudrait qu’ils se décident à la fin.
De toute façon, moi je ne change pas de rythme, ce sont eux qui pensent que
j'prends exprès tout mon temps quand ils s’embêtent, et qu’au contraire,
j’accélère quand ils sont perdus. Comme si j’avais le temps d'm’amuser à ça. Et
puis vas-y qu’ils passent leur temps à
m'dévisager, un par un, du mépris plein les yeux. J’leur en ficherai du
mépris, moi ! J’ai pas demandé à être là, plantée devant trente mômes qui
veulent pas apprendre leurs maths et qui me regardent de travers ! Vingt
ans, quarante cinq semaines, onze jours, deux heures, trois minutes et dix huit
secondes que j’suis là à faire mon boulot, coincée dans cette classe à laquelle
on m’a assignée, alors faudrait pas qu'les gosses viennent me faire des
problèmes en plus. Y'a pas si longtemps, ils étaient plus respectueux les
mômes. En même temps, faut bien dire que l'martinet, ça aide pour faire régner
le calme. Enfin, moi ce que j’en dis d’la discipline… Je fais mon travail et
puis le reste j’men fiche pas mal. N’empêche que c’était l'bon vieux temps quand
leurs pendules pouvaient être remises à l’heure de temps en temps à l’ancienne
mode…
Je n'aime pas l'esprit de
compétition. Je l'ai même en horreur. Mes collègues ne m'apprécient pas, parce
que je suis meilleure qu'elles. Mais est-ce ma faute si je suis plus efficace
et que j’ai plus d’énergie qu'elles ? Je finis toujours par les dépasser et
cela, elles ne le supportent pas. Elles
me rient au nez, me disent que je suis jeune, que moi aussi je vais me lasser
et que je finirai comme elles après quelques temps. Mais elles se trompent,
j’en suis persuadée. Je sais être minutieuse et au moins, je ne passe pas mon
temps à faire autre chose que mon travail. Je vais de l'avant alors qu'elles ne
cessent de ressasser le passé, de dire à quel point elles sont malheureuses. Il
parait que se morfondre est dans l'air du temps. Au bout d'un certain temps, il
faut assumer qui nous sommes, et cesser de se plaindre. Après tout, par les
temps qui courent, nous devrions nous estimer heureuses que l'Education
Nationale nous ait choisies et attribuées à un quartier si prisé. J'en connais
qui n'ont pas notre chance, qui se font maltraiter et qui finissent dans un
sale état en peu de temps. Et elles, en éternelles mécontentes, elles
aimeraient remonter le temps par pur caprice pour recouvrer une jeunesse perdue
depuis bien longtemps !
Ces derniers temps, les élèves m'accordent si peu d'importance que
je me sens transparente. Leurs regards glissent sur moi, me laissant juste le
temps d'apercevoir, dans leurs yeux délavés par les néons des plafonniers, une
infinie langueur qui les dévore.
J'ai la sensation de me
préoccuper d'eux plus qu'ils ne le font eux-mêmes, tentant de retenir à leur
place le temps qui s'en va à tire d'aile, emportant avec lui le futur dans
lequel ils auraient dû se jeter. Lorsqu'ils m'adressent parfois des regards
emplis du fol espoir que je puisse les délivrer de leur enfer mathématique,
j'ai ce pincement au cœur et je me rappelle avec nostalgie qu'il était un temps
où les élèves m'en voulaient d'annoncer la fin du cours tant ils aimaient être
là. Mais cette année, je le vois bien, ils ne m'en veulent pas plus qu'ils ne
m'apprécient, et cette indifférence me fait encore plus mal que s'ils me
haïssaient parce que je me sens impuissante. Je les comprends mieux que
n'importe quel conseiller d'orientation ou psychologue scolaire, mais ils ne me
laissent voir d'eux que des parois lisses sur lesquelles je ne peux m'accrocher
pour tenter de les aider. J'aimerais leur dire qu'il est encore temps de
prendre les choses en mains et de se forger un beau futur, mais ils ne
m'écouteraient pas. Et je ne leur en veux pas, après tout moi non plus je ne
m'écouterais pas à leur place. Sauf que je n'y suis pas, et que je sais pour
l'avoir tenté que personne, pas même moi, ne peut changer le cours du temps.
C'est l'ministère qui
n'apprécierait pas beaucoup ces méthodes. Maintenant ils conseillent de s'faire
respecter en gagnant la confiance des mômes au fil du temps. Pourquoi pas leur
envoyer leurs notes par… par comment ils appellent ça déjà ? Ah oui les
"SMS" !
Pourquoi pas leur envoyer leurs
notes par SMS tant qu'ils y sont ? Moi j'vais vous dire, si ça continue, les
gosses ils vont prendre le pouvoir. Bientôt, c'est eux qui vont nous dire si on
est "cool" et qui vont décréter si oui ou non, on a l'droit de faire
notre boulot. A force de leur accorder du temps pour qu'ils fument leur p'tite clope,
et qu'ils s'aèrent le cerveau, ces "pauvres petits" vont finir par
décider eux-mêmes du temps qu'il fait! Faut croire qu'ils vont arriver à nous
manipuler encore un peu plus qu'ils ne l'faisaient, en nous usant jusqu'à ce
qu'on s'arrête d'épuisement. Je vous assure, les temps sont durs ! Et puis,
c'est pas comme si on était récompensées d'les supporter à longueur de temps.
Cette année, on nous a enfin repeint les murs dont la couleur jaunâtre devenait
douteuse, mais au lieu d'nous accorder un beau blanc cassé, ils ont tout
peinturluré de rose. Maintenant, non seulement on est obligées de supporter des
gosses inactifs en cours, mais en plus on a l'droit à l'ambiance marshmallow.
On se demande après pourquoi les élèves se ramollissent…
J'ai tout simplement l'impression
de perdre mon temps. Pas avec les élèves, non, de ce côté je ne suis jamais en
retard sur quoi que ce soit. Non, je perds mon temps à tenter d'expliquer
à mes chères collègues que ce n'est pas
en passant la plus grande partie de leur temps à se plaindre qu'elles
réussiront à me rattraper. Elles préfèrent se rappeler leur "bon vieux
temps" plutôt que d'essayer d'être dans les temps. Et voilà que Mesdames
voudraient travailler à mi-temps !
Bientôt elles exigeront un
emploi du temps dont elles pourront arranger à leur guise tous les horaires !
Depuis le temps que je répète qu'elles devraient se faire remplacer par de plus
jeunes, moins exigeantes et plus énergiques ! On sait pourtant que la jeunesse,
c'est l'avenir. Apparemment les temps changent,
mais pas les mentalités. Et nous, la nouvelle élite à la pointe du
progrès, on doit supporter des collègues qui ont fait leur temps depuis bien
longtemps !
"Horloge ! Dieu
sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : " Souviens-toi ! [..]
Dont le doigt nous menace et nous dit : " Souviens-toi ! [..]
Trois mille six cent fois par heure la Seconde
Chuchote : Souviens-toi !
Oui, Baudelaire, je me souviens. Je me souviens de tout le temps
perdu que j'aurais pu passer à me gorger de savoir au lieu de faire mon travail
en pensant à autre chose, à profiter de toutes ces choses qui ne duraient qu'un
temps mais qui faisaient de la vie une interminable après-midi ensoleillée de
septembre; je me souviens de ce que j'ai raté, de ce que je n'ai pas fait. Je
perds mon temps à me souvenir, à tenter de rattraper le temps perdu, et je
finis par me perdre moi-même. Dans le temps, j'étais passionnée de langues et
de littératures, mais me voilà à présent, devant trente-cinq têtes qui dorment
les yeux grands ouverts en écoutant parler d'équations différentielles, à tuer
le temps en citant du Baudelaire.
V'là qu'ils trouvent le temps
long. Et puis quoi encore ? Ils rêvent déjà du temps des vacances le lendemain
d'la rentrée, comme si sept pauvres semaines de cours allaient les tuer.
Faut dire qu'ils savent qu'ils
auront tous leur bac, alors à quoi bon travailler ! D'mon temps, c'était pas si facile, mais les
gosses en ressortaient moins bêtes, alors qu'aujourd'hui, ils connaissent même
pas leur tables de multiplications. Maintenant, internet leur sert de cervelle,
et je vous jure qu'c'est pas fameux. J'me dis que peut-être bien que j'suis
plus de mon temps, et que ceux qui veulent me remplacer ont pas tort. Je sens
que j'suis plus aussi fraîche et neuve que j'l'étais, et qu'il est sans doute
temps pour moi de partir. Après tout, on ne dure toutes qu'un temps…
Il était temps ! La vieil…la
plus âgée de nous trois va enfin s'en aller ! On ne lui a pas vraiment laissé
le choix, il faut bien dire. Mais c'est pour le mieux ! Place à la nouvelle
génération ! Je ne veux pas être désagréable, mais elle semblait être là depuis
la nuit des temps. A son époque, peut-être qu'elle a fait ses preuves, mais en
ce temps là, personne n'était très difficile, tant qu'elle faisait son travail,
elle gardait sa place. Mais elle n'est pas la seule à partir. Cela faisait un
moment qu'ils voulaient toutes nous jeter dehors, et ils ont réussi. Pour ma
part, cela m'importe peu puisque j'ai trouvé un endroit charmant où ils n'ont
besoin que de moi. Je pourrai enfin être la vedette, m'offrir un peu de bon
temps loin du secondaire, et cesser d'être gênée par deux opportunistes dont
personne n'a besoin. Là-bas, ils prônent la rapidité, et, d'ailleurs, si on
peut leur faire gagner du temps, ils ne disent pas non !
Je savais que ce jour arriverait. Ce moment où aucune de nous
trois ne serait plus d'aucune utilité. Ils ont trouvé mieux, vous comprenez,
des espèces de robots qui ne font jamais d'erreurs, qui sont plus exacts que
nous, et qui passent leur vie au milieu des nombres. Alors on nous remercie, et
on nous décroche de notre poste. La plus rapide de nous trois a trouvé mieux
ailleurs, puisqu'elle va passer ses journées entourée de personnes reconnues
pour leur vitesse. Quelque chose me dit qu'elle va s'y plaire. Mon autre
collègue, elle, n'a pas eu cette chance.
Trop lente, elle encombre plus qu'elle ne sert. Et moi ? Eh bien je dois vous
dire que pour une fois, le progrès m'arrange. Passer ses journées observée par
trente élèves, c'est amusant un certain temps, mais on s'ennuie vite je vous
assure, et on finit par tourner en rond. En même temps, que peuvent faire
d'autre une trotteuse et deux aiguilles dans un cadran d'horloge ?
Alors je peux dire que l'ère du digital arrive à temps !
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