Dernière
hésitation, dernière inspiration, et je pousse la porte. La lumière
froide des néons m’aveugle. J’arrive toujours en avance pour
choisir ma place. J’aime bien avoir une vue d’ensemble, pouvoir
observer ceux qui sèchent, qui rêvent, qui tremblent de la jambe ou
ceux qui passent leur temps à manger.
J’entre, en
évitant le plus possible le regard des quelques silhouettes
matinales. J’attends le dernier moment avant d’éteindre mon Ipod
qui, comme avant chaque épreuve importante, rabâche The Show Must
Go On. Stupide superstition. Enfin, je m’ouvre à la société. Je
dis bonjour, je souris, je me plains et je dégaine l’artillerie
lourde : un paquet de copies doubles, des feuilles de brouillon,
des stylos multiples, une boîte de Zenalia, 2 cartouches et bien sûr
le carburant : des gâteaux et de l’eau. Si j’oublie le
carburant, mon ventre interprète un concerto six heures durant. Ça
déconcentre.
Le
samedi matin, c’est dur de se lever. Je pèse mes mots. C’est
assez cruel même. Quand d’autres rentrent de soirées ivres morts,
vous, vous luttez pour réveiller vos neurones. Vous, vous allez vous
asseoir pour disserter sur un sujet qui ne vous inspire pas
forcément.
Monsieur
C, notre professeur de philosophie, arrive à 8h10. Il sent fort le
sommeil et en observant bien, on peut même percevoir l’emprunte
que son oreiller a creusé sur sa joue. Parfois je me surprends à
rêver qu’en observant nos têtes fatiguées, Monsieur C nous
propose de rentrer dormir. C’est idiot.
Non. Il prend une
craie et dessine quelque chose au tableau. On dirait des lettres. Ah,
il semblerait que cela soit une question.
Le sujet est tombé :
« Doit-on ralentir ? ». Après le rituel du lancer
de regards effarouchés, des signes de têtes tranchées et des rires
nerveux, quelque chose de frappant opère. En l’espace de 2
minutes, tout le monde s’est isolé, tout le monde est rentré dans
sa bulle et la solidarité s’est évaporée.
Ce
matin, les élèves griffonnent tous sur leur brouillon. Il y a ceux
qui écrivent la tête penchée à 2 centimètres au dessus de la
feuille, ceux qui prennent un air détaché et qui remplissent des
pages et des pages en gribouillant trois phrases proches des
hiéroglyphes sur chaque feuille et ceux qui attaquent à grands
coups de stabilos. Tout le monde griffonne, sauf moi. J’observe le
sujet intensément comme s’il y avait quelque chose à décoder,
comme si je me trouvais dans une galerie chic devant une œuvre d’art
contemporaine. Queen bourdonne inlassablement dans mon cerveau. Je
vois même Nietzsche chanter à la manière de Freddy Mercury, Platon
jouer de la guitare électrique et Descartes s’acharnant sur une
batterie. Tout se mélange. J’aurais sûrement dû écouter les
conseils de ma mère et de monsieur C et me coucher tôt. Mais comme
j’ai l’impression de ne rien savoir la veille d’un DS, je me
couche fatalement encore plus tard que d’habitude.
Ca
m’arrive de sécher quelques minutes face à un sujet. Mais
aujourd’hui, 45 minutes se sont écoulées et je n’ai pas encore
écrit un mot sur mon brouillon. Ma voisine me jette des petits
regards de compassion qui prennent des airs de pitié.
Je n’ai jamais
rendu copie blanche et je crois que je ne pourrai jamais le faire.
Autant rester sous sa couette dormir. Je décide d’aller m’aérer
aux toilettes. Je n’ouvre jamais le bal des toilettes d’habitude.
Je ne comprends pas les gens qui se rendent aux toilettes 5 fois par
dissertation. Ça m’échappe. Ils dérangent toute une rangée, et
bien souvent, ce sont ceux qui essaient d’être le plus discrets
qui attirent le plus l’attention. Il y a presque toujours le
maladroit de service qui renverse une trousse ou pire, un thermos. Et
là, c’est le drame. Il y a celles qui mettent des talons bien
bruyants et qui chaloupent en cadence en marquant ainsi le tempo du
bal des toilettes. Finalement, le devoir du samedi matin est un vrai
spectacle.
Après
mon petit tour dans les couloirs du lycée, j’ai l’impression
d’avoir mis en veilleuse mon juke-box intérieur. Je me rassois et
décapuchonne mon stylo. On progresse. La pendule du lycée me nargue
et je la provoque en vérifiant l’heure systématiquement sur ma
montre.
Doit-on ralentir ?
Lorsque je commence mon brouillon j’ai un réflexe idiot d’écrire
le sujet bien proprement, comme si ce geste vaudou allait m’aider.
Autre manie : je me fais mon propre petit programme des six
heures en déterminant à la minute près les tâches à accomplir.
Evidemment, je n’ai jamais pu respecter mon plan. Il m’arrive
même de m’auto-motiver en écrivant sur mon brouillon des phrases
ridicules. J’ai un peu honte. D’ailleurs j’évite que mon
voisin surprenne ces actes proches de symptômes schizophrénique.
Monsieur
C tapote sur son ordinateur portable. Son air concentré nous laisse
imaginer qu’il travaille, qu’il prépare des cours. Mais je le
soupçonne d’intercaler quelques parties de solitaire. Peut-être
regarde-t-il les photos de ses dernières vacances au Guatemala.
Peut-être cherche-t-il une recette de pintade farcie pour Noël.
Personne ne le saura jamais. Parfois, monsieur C va prendre l’air.
J’imagine alors un mouvement de classe où nous nous sauverons tous
en courant. Je sais, ce n’est pas digne d’un élève en khâgne
classique au lycée Fénelon que de penser cela. Et d’ailleurs,
lorsque monsieur C s’en va une heure, personne ne moufte.
Il
est maintenant 9 heures 50, j’ai écoulé mon pain d’épice et
toujours rien de constructif n’apparait sur mon brouillon. Je
n’aperçois que des visages sereins et concentrés autour de moi à
l’exception d’un résistant qui à l’air de s’être endormi
sur sa copie. Le stress monte. C’est alors que je décide de me
battre avec le sujet. Je le retourne dans tous les sens, je cherche
ses failles, j’essaye de le cerner. Doit-on ralentir… Tout ce que
je sais c’est qu’il faut ralentir…et vite ! Décidément,
la pendule se moque de moi.
J’ai
toujours rêvé de rendre ma copie une heure avant la fin du temps
imparti. Etre parfaitement organisé au brouillon, rédiger dans les
temps, avoir le temps de relire et rentrer plus tôt pour retrouver
mon lit. Mais rien à faire, c’est pathologique chez moi.
J’exploite les 6 heures jusqu’à la dernière minute. Pourtant
sur les 6 heures, je pense n’être réellement actif que 4 heures.
Le reste du temps, je participe au bal des toilettes, je mange, je
rêve ou j’observe ceux qui participent au bal des toilettes, qui
mangent ou qui rêvent. Parfois je croise le regard de monsieur C, je
feins d’être extrêmement concentré et je prends un air inspiré
en regardant les platanes de la cour. Certains collègues se
retournent vers moi en mimant un suicide par pendaison. J’acquiesce.
Doit-on
ralentir ? Doigt thon ras lent tire ? Doitir ralanton ?
Roiton Dalantir ? Doilon Ratentir ? C’est tout ce qui
sort de mon cerveau. Pathétique. Chaotique. Que fais-je salle 110 au
lycée Fénelon ce matin de janvier ? Je suis un imposteur en
classe préparatoire. Ma place est ailleurs, j’ai l’impression
d’avoir été parachuté dans un lieu qui m’est complètement
hostile et ce, depuis le premier jour d’hypokhâgne. Alors au
début, vous essayez de vous fondre dans la masse. Vous riez aux
blagues pas drôles du tout des littéraires. Vous hochez la tête
tout en vous grattant le cuir chevelu quand quelqu’un parle d’un
livre canonique que vous n’avez pas lu. Et puis peu à peu, vos
attitudes changent.
Déjà
11h38. Plus que 3 heures. La majeure partie de la classe a d’ores
et déjà commencé à rédiger. Le bal des toilettes bat son plein.
Les vitres sont embuées. Les mains s’agitent.
Je comprends que je
ne pourrai pas produire de pensées philosophiques ce matin. Je
comprends que les blocages existent. Je comprends que l’horloge a
gagné la bataille.
Pour
la première fois, je vais sortir le premier.
Je
vais créer une vague de stupeur traduisant à la fois l’admiration
et le soupçon.
Je laisserai les
autres, le stylo à la main, les cheveux en vrac et le cou cassé.
Ils me regarderont et je jouirai d’avoir pu, rien qu’une fois,
sentir les platanes de la cour avant eux. Je prendrai le métro. Ils
changeront de cartouche. Je me coucherai tout habillé. Ils
essuieront l’encre sur leur majeur. Je rabattrai la couette sur
moi. Ils entameront leur troisième partie.
Et Morphée
m’enlacera. Et ils se rongeront les ongles.
Malheureusement,
je préfère le chapon à la pintade farcie. 2/20
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