vendredi 8 juin 2012

Nouvelles primées au concours interne du lycée niveau prépas : Pour Johannsen, de Corentin Jegou KM1


J'ai vu d'abord ses pieds. Je me suis arrêté.
Posés là, de gros pieds noirs, nus ; ça ressemblait à peine à des pieds. On aurait dit plutôt des tubercules. Donc je me suis arrêté, à quelques pas, et j'ai regardé. Les racines des tubercules s'enfonçaient dans un pantalon qui avait l'air solide tellement il était sale, ça faisait comme une croûte, bosselée, du genre maladie, ou une écorce. Puis venait le tronc, adossé au mur, affaissé, et qui avait l'air d'être écrasé sous plusieurs épaisseurs de vêtements. En somme, ça faisait un tas, par terre. J'ai déduit qu'il y avait une tête au bout, même si je ne la voyais pas, cachée sous un gros feuillage, cheveux et barbe. Donc il y avait ce tas par terre, qui ne bougeait pas. Et je regardais.

Je regardais, sans m'approcher. J'ai remarqué alors que dans le mur, juste à côté, il y avait une porte, avec des inscriptions, des dessins. Et sur cette porte, il y avait écrit quelque chose comme « La porte du rêve », et que pour l'ouvrir il fallait y croire très fort, et il y avait une silhouette, quelqu'un qui semblait vous attendre, vous inviter. C'est à ce moment-là que vraiment j'ai été frappé. Ces graffitis un peu béats – les pouvoirs du rêve tout ça – et puis ce clochard lamentable, c'était trop beau. L'un sans l'autre, ce serait passé inaperçu. Des clochards, des dessins naïfs sur les murs, on en voit partout, on en voit trop. Mais là, côte à côte ! Une telle niaiserie, en présence d'une telle ordure, c'était presque violent. On se sentait agressé.

Je me suis demandé alors lequel des deux avait été installé là en premier, du graffiti ou du clochard. Il fallait y penser tout de même. Comme ça m'intriguait franchement, ce tableau, je me suis approché. Je comptais d'abord essayer de deviner, à l'oeil, lequel des deux était le plus ancien. Quand je me suis trouvé assez près du mur pour bien examiner les inscriptions,


je me suis rendu compte qu'elles avaient l'air d'être là depuis un bon moment, la peinture était délavée, ça s'estompait par endroits. Mais je dois dire aussi que le clochard, même si ses tubercules n'avaient pas encore pris, n'était pas tout frais non plus – l'odeur, ça ne trompe pas, et je m'y connais en clochards. D'ailleurs il ne bougeait toujours pas. J'ai poursuivi un peu mon examen, je cherchais des indices, il y avait de quoi être curieux, c'était quand même une rudement bonne idée cette composition. Le clochard et la porte du rêve ! Mais je me suis aperçu que le clochard me regardait. J'avais cru d'abord qu'il dormait ou qu'il était mort, mais non – il me regardait.

Il me regardait à travers l'écran dégueulasse de ses cheveux et de sa barbe, ça lui faisait un foutu printemps sur le caillou, une touffe pas possible. Il me regardait dans les yeux, avec deux petites billes noires. J'ai soutenu son regard. Il devait se demander si j'avais compris. Il devait être content qu'on remarque enfin qu'il n'était pas là par hasard, qu'il avait choisi son emplacement avec raffinement, un esthète. J'en était sûr – son regard – il était là exprès, pour la porte du rêve. C'était son idée. Je lui ai fait alors un petit signe de tête vers le mur, pour le féliciter. Il a fait semblant de ne pas comprendre, il me fixait toujours sans bouger – ses petites billes noires, ça aussi c'était fort. J'ai refait un signe plus insistant vers le mur, et j'ai dit que c'était pas mal trouvé, qu'il fallait y penser tout de même. Le brave homme, il me regardait toujours sans rien dire, sans bouger. Ses yeux surtout, ils étaient vides, deux petites billes noires vraiment. J'ai fait quelques pas en arrière, pour avoir une vue d'ensemble. Sa carcasse, tombée là, et ce graffiti – plus je regardais et plus c'était beau. Le sordide et le niais. On n'en voit pas souvent des comme ça.
C'était presque parfait, mais sa pose, ça n'allait pas. Il manquait quelque chose. Donc je me suis approché à nouveau, et je me suis accroupi à côté de lui. Il faisait toujours l'innocent, mais on ne me la fait pas à moi.
Hé bonhomme, c'est pas mal du tout, mais ça pourrait être encore mieux. Il faudrait juste... que tu tournes un peu la tête... là, comme ça... voilà. Maintenant courbe-toi un peu, comme ça... – en même temps je le guidais, c'était un timide – voilà... creuse encore un peu les épaules, il faut qu'on voie les clavicules... là, c'est presque parfait... encore un peu...  J'ai reculé pour avoir une vue d'ensemble. C'était presque ça. Je suis retourné auprès de lui, j'ai retouché deux ou trois détails – les jambes tendues, trop solennel – corrigé encore un peu l'inclinaison de la tête ; c'était bon.



Encore une fois j'ai pris du recul, et là vraiment c'était éclatant. Une telle force dans la prostration, et la porte du rêve ! Alors une dernière fois je me suis approché de lui ; j'avais les larmes aux yeux tellement c'était beau. Je me suis baissé – il me regardait toujours avec ses billes noires – et je lui ai dit : « Monsieur, vous êtes un génie. »
Puis j'ai refait quelques pas en arrière pour me placer à une distance convenable. Il n'y avait plus rien à retoucher. Je me trouvais en face de lui, juste là. Le moment était venu.
Si quelqu'un était passé par là, il aurait vu le clochard par terre, la porte du rêve sur le mur, et un homme avec un ample manteau noir, presque une cape, qui sautait en faisant de grands gestes. Il dansait.

Corentin Jegou
2°  prix


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