J'ai vu d'abord ses pieds. Je me suis
arrêté.
Posés là, de gros pieds noirs, nus ;
ça ressemblait à peine à des pieds. On aurait dit plutôt des tubercules. Donc
je me suis arrêté, à quelques pas, et j'ai regardé. Les racines des tubercules s'enfonçaient dans un pantalon qui avait l'air solide tellement il était sale, ça faisait
comme une croûte, bosselée, du genre maladie, ou une écorce. Puis venait le
tronc, adossé au mur, affaissé, et qui avait l'air d'être écrasé sous plusieurs
épaisseurs de vêtements. En somme, ça faisait un tas, par terre. J'ai déduit
qu'il y avait une tête au bout, même si je ne la voyais pas, cachée sous un
gros feuillage, cheveux et barbe. Donc il y avait ce tas par terre, qui ne
bougeait pas. Et je regardais.
Je regardais, sans
m'approcher. J'ai remarqué alors que dans le mur, juste à côté, il y avait une
porte, avec des inscriptions, des dessins. Et sur cette porte, il y avait écrit
quelque chose comme « La porte du rêve », et que pour l'ouvrir il
fallait y croire très fort, et il y avait une silhouette, quelqu'un qui
semblait vous attendre, vous inviter. C'est à ce moment-là que vraiment j'ai
été frappé. Ces graffitis un peu béats – les pouvoirs du rêve tout ça – et puis
ce clochard lamentable, c'était trop beau. L'un sans l'autre, ce serait passé
inaperçu. Des clochards, des dessins naïfs sur les murs, on en voit partout, on
en voit trop. Mais là, côte à côte ! Une telle niaiserie, en présence d'une
telle ordure, c'était presque violent. On se sentait agressé.
Je me suis demandé alors
lequel des deux avait été installé là en premier, du graffiti ou du clochard.
Il fallait y penser tout de même. Comme ça m'intriguait franchement, ce
tableau, je me suis approché. Je comptais d'abord essayer de deviner, à l'oeil,
lequel des deux était le plus ancien. Quand je me suis trouvé assez près du mur
pour bien examiner les inscriptions,
je me suis rendu compte
qu'elles avaient l'air d'être là depuis un bon moment, la peinture était
délavée, ça s'estompait par endroits. Mais je dois dire aussi que le clochard,
même si ses tubercules n'avaient pas encore pris, n'était pas tout frais non
plus – l'odeur, ça ne trompe pas, et je m'y connais en clochards. D'ailleurs il
ne bougeait toujours pas. J'ai poursuivi un peu mon examen, je cherchais des
indices, il y avait de quoi être curieux, c'était quand même une rudement bonne
idée cette composition. Le clochard et la porte du rêve ! Mais je me suis
aperçu que le clochard me regardait. J'avais cru d'abord qu'il dormait ou qu'il
était mort, mais non – il me regardait.
Il me regardait à travers
l'écran dégueulasse de ses cheveux et de sa barbe, ça lui faisait un foutu
printemps sur le caillou, une touffe pas possible. Il me regardait dans les
yeux, avec deux petites billes noires. J'ai soutenu son regard. Il devait se
demander si j'avais compris. Il devait être content qu'on remarque enfin qu'il
n'était pas là par hasard, qu'il avait choisi son emplacement avec raffinement,
un esthète. J'en était sûr – son regard – il était là exprès, pour la porte du
rêve. C'était son idée. Je lui ai fait alors un petit signe de tête vers le
mur, pour le féliciter. Il a fait semblant de ne pas comprendre, il me fixait
toujours sans bouger – ses petites billes noires, ça aussi c'était fort. J'ai
refait un signe plus insistant vers le mur, et j'ai dit que c'était pas mal
trouvé, qu'il fallait y penser tout de même. Le brave homme, il me regardait
toujours sans rien dire, sans bouger. Ses yeux surtout, ils étaient vides, deux
petites billes noires vraiment. J'ai fait quelques pas en arrière, pour avoir
une vue d'ensemble. Sa carcasse, tombée là, et ce graffiti – plus je regardais
et plus c'était beau. Le sordide et le niais. On n'en voit pas souvent des
comme ça.
C'était presque parfait,
mais sa pose, ça n'allait pas. Il manquait quelque chose. Donc je me suis
approché à nouveau, et je me suis accroupi à côté de lui. Il faisait toujours
l'innocent, mais on ne me la fait pas à moi.
Hé bonhomme, c'est pas
mal du tout, mais ça pourrait être encore mieux. Il faudrait juste... que tu
tournes un peu la tête... là, comme ça... voilà. Maintenant courbe-toi un peu,
comme ça... – en même temps je le guidais, c'était un timide – voilà... creuse
encore un peu les épaules, il faut qu'on voie les clavicules... là, c'est
presque parfait... encore un peu... J'ai reculé pour avoir une vue
d'ensemble. C'était presque ça. Je suis retourné auprès de lui, j'ai retouché
deux ou trois détails – les jambes tendues, trop solennel – corrigé encore un
peu l'inclinaison de la tête ; c'était bon.
Encore une fois j'ai pris
du recul, et là vraiment c'était éclatant. Une telle force dans la prostration,
et la porte du rêve ! Alors une dernière fois je me suis approché de lui ;
j'avais les larmes aux yeux tellement c'était beau. Je me suis baissé – il me
regardait toujours avec ses billes noires – et je lui ai dit : « Monsieur,
vous êtes un génie. »
Puis j'ai refait quelques
pas en arrière pour me placer à une distance convenable. Il n'y avait plus rien
à retoucher. Je me trouvais en face de lui, juste là. Le moment était venu.
Si quelqu'un était passé
par là, il aurait vu le clochard par terre, la porte du rêve sur le mur, et un
homme avec un ample manteau noir, presque une cape, qui sautait en faisant de
grands gestes. Il dansait.
2° prix
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