L’antichambre
Il se
trouvait de l’autre côté de la
porte. Devant lui se tenait un long
couloir plongé dans l’ombre. Il
avança timidement. Il ne se souvenait ni de son
nom, ni de l’endroit où il se
trouvait, ni de comment il y était arrivé. Il avait un
vague souvenir d’une dénommée
Flore mais c’était tout.
« Rebonjour », dit une voix
douce.
Il sursauta. Quelque chose
luisait au fond du couloir.
«
Alors vous revoilà ? Vous avez fait le bon choix ! »
Il resta muet. La lueur se
rapprocha. En fait, il s’agissait d’un étrange être blanc
de pied en cap. Ses lèvres
noires arboraient un sourire démesuré qui contrastait
avec ses yeux gris et froids.
Deux trainées noires partaient de ses yeux.
« Qui êtes-vous ? »,
demanda-t-il.
L’autre inclina sa tête blanche
sur le côté.
« Vous n’avez pas bonne mémoire
n’est-ce pas ?
- Pardon?
- Je suis le Pierrot, une de vos
vielles connaissances. Je suis ici pour vous guider.
- Qui est Flore?
- Je l’ignore. Pour tout dire,
ici les noms ont été abolis depuis longtemps. Ils
posaient trop de problèmes.
- Peut-être est-ce pour ça que
je ne me souviens plus du mien ? supputa le garçon.
- Exactement. Votre nom a sans
doute été saisi par les garde-frontières qui sont
assez stricts. Pensez : mon
propre titre a été menacé d’expulsion. Nous avons
même sérieusement envisagé
l’idée de nous marier lui et moi. Imaginez : « Le
Pierrot épouse « le Pierrot »
», c’eut été d’un
tel ridicule.
Non, ici nous préférons designer
les choses par leur essence. Ainsi, si d’aventure on
me demande qui vous êtes je
répondrais, vu la pertinence de la présente
conversation, que vous êtes un « Etre Terriblement Inintéressant ». Je suppose que
dans la vie courante cela
donnerait ETI pour des raisons de commodité. Des
noms ! Je vous demande un peu !
- Donc pour ce qui est de Flore,
insista ETI
- Je vous ai dit que je
l’ignorais, votre ouïe serait-elle défaillante ? demanda le
Pierrot en levant un sourcil
aussi noir que moqueur. D’ailleurs Flore est un nom
ridicule.
- C’est quelqu’un d’important
pour moi ! répondit le garçon, outré.
- Oh vraiment ? A savoir ? »
Il se creusa la mémoire mais il
restait incapable de dire qui elle était.
« Je
ne m’en souviens plus, finit-il par admettre
- Et c’est bien normal,
poursuivit le Pierrot d’un ton doctoral, voyez-vous, les gens
d’ici aspirent à oublier. C’est
pour cela que dès que l’on passe la porte
on laisse son passé derrière
soi. Il vous reste peut-être quelques bribes de votre ancienne vie, mais
rassurez-vous : ces indésirables auront vite disparu.
Vous êtes ici là où vous avez
voulu être et c’est tout ce qui compte. Par exemple, inutile de chercher à
savoir si nous voulons de vous. C’est accessoire. Mais puisque vous insistez,
la réponse est « non » »
L’incompréhension ainsi que le
sentiment de s’être fait insulter à de très
nombreuses reprises en très peu
de temps irritèrent le garçon.
« Monsieur, pour l’amour du
ciel, que se passe-t-il ?
- C’est une chaussette ? »,
demanda le Pierrot en pointant le pied gauche de ETI.
Le garçon regarda à ses pieds.
Effectivement, si son pied droit était nu, le gauche
était vêtu d’une chaussette d’un
rouge particulièrement éclatant. L’être blanc la
regardait avec des yeux d’envie.
« Je vous la donne si vous
voulez, dit-il en retirant le vêtement de son pied, mais
par pitié répondez moi !
- Oh merci, s’exclama le Pierrot
dont le sourire prit des proportions affolantes,
Vous
êtes toujours si généreux. »
Il prit la chaussette et
l’inséra dans son oreille où elle disparut.
« Vous connaissez la maison. Deux portes :
une entrée - oui, derrière vous -, une
sortie, et quelque part au
milieu le monde que vous avez souhaité. Si vous avez
besoin d’aide, vous n’avez qu’à
sonner.
- Amenez moi à la sortie »
Il y eut un silence.
« La
sortie ? Quelle surprise, dit le Pierrot d’un ton ironique.
- Quoi encore? demanda le garçon
avec humeur
- Voyez-vous, entrer ici est une
chose mais en sortir est une tâche bien plus ardue.
Etes-vous sûr de vous?
- Oui ! Je dois aller voir
quelqu’un.
- Qui donc ?
- Flore ! C’est la seule
personne dont je me souvienne.
- Ca suffit ! Vous êtes ici pour
m’aider n’est-ce pas ?
- Oui, oui... Bon, très bien,
soupira le Pierrot, à titre d’information, eussiez
vous choisi de rester, vous
auriez découvert un monde extraordinaire et conversé
avec des êtres tels que les
Mascarilles et autres Crispins et autant vous dire que…
- Comment sortir ? ,
l’interrompit le garçon.
- Il nous faut un objet de grand
pouvoir, bougonna le Pierrot.
- Allons bon.
- Plutôt rare.
- Oui? le pressa ETI, excédé.
- En fait en trouver une relève
du miracle, bien que certaines personnes aient une
sorte de don pour cela.
- Et quel est cet objet ?
demanda le jeune homme au bord de l’apoplexie.
- Une chaussette rouge.»
Le garçon cru qu’il allait
exploser.
« Mais… Nous AVONS une
chaussette rouge ! Je vous en ai donné une il y a cinq
minutes à peine !
- Justement, vous me l’avez
donnée et…
- Je la reprends ! dis ETI avec
brusquerie.
- J’ai bien peur que cela soit
impossible. C’est très certainement de ma faute : ayant
oublié que vous étiez de nature
lunatique, j’ai considéré cette chaussette comme
mienne. Je crains qu’elle soit à
présent parfaitement inutilisable : à mon contact,
les choses deviennent blanches
ou noires. J’ai bien conscience du caractère
affreusement manichéen de la
chose et croyez bien que j’en suis désolé, mais le
fait est que votre chaussette ne
peut à présent plus convenir.
- Et pourquoi diable faut-il une
chaussette rouge ?
- Ecoutez, je ne fais pas les
règles. Selon moi, s’il fallait une pantoufle verte ça
serait plus pratique. »
Le garçon inspira profondément.
« Et où peut-on se procurer des
chaussettes ? »
« Rouge », ajouta-t-il
précipitamment.
Les
coulisses
Le
Pierrot sembla réfléchir un long moment. Son regard était perdu devant lui. Il
souriait toujours mais le sourire semblait n’être que de façade.
« Eh bien ? », demanda ETI.
« J’étais en train de me
demander si il n’y avait aucun moyen pour moi
d’échapper à cette absurde
requête en refusant, en vous offrant des fleurs ou en
vous tuant. Vous serez peut-être
heureux d’apprendre qu’il n’en existe pas. En ce
qui me concerne je ne puis
partager cette joie ». Il sembla se perdre a nouveau
dans ses pensées, son sourire se
fit mélancolique et sa voix comme suppliante.
« Si seulement, si seulement je pouvais vous tuer ! Cela
mettrait fin à… »
L’être blanc secoua la tête,
comme s’il sortait d’un songe.
« Il m’apparait également
nécessaire de vous apprendre que votre titre est à
présent : « Etre Affreusement Contrariant ». EAC
pour les intimes.
- Les titres peuvent changer
aussi facilement ? s’enquit faiblement EAC.
- Bien sûr ! On ne peut pas
définir l’essence d’un être absolument ! Sauf à dire le
Pierrot, ou le Brighella.
- Ce n’est pas ce qui vous
définit.
- Mais bien sûr que si ! On voit
que vous avez passé la porte il y a peu de temps :
vous êtes aussi ridicule que les
gardiens !
Le Pierrot n’est pas un nom. Pas
plus que le Crispin ! Bien sûr que ce sont des
noms, mais c’est bien plus que
cela ! Si quelqu’un vous dit qu’il est le Scapin,
vous comprenez tout de suite
que…
- Attendez un peu !
L’interrompit le garçon, Scapin, Pierrot…
- Le Scapin et le Pierrot.
- Bref ! , coupa le garçon qui
commençait à ressentir une légère migraine,
Sommes-nous dans un théâtre ?
- Oui, c’est ça. A vrai dire, je
considérais ce fait comme acquis. »
Une porte apparut devant lui.
«
Après vous », dit le Pierrot avec élégance.
EAC s’avança vers la porte et
posa une dernière question avant de la franchir.
« D’accord, nous sommes dans un
théâtre. Mais lequel exactement ? »
Mais le Pierrot ne répondit pas.
Ils
se trouvaient dans un couloir aux murs bleus au fond duquel se trouvait
une mare luisante du même éclat
que le Pierrot.
« C’est comme un rêve, murmura
le garçon.
- Pas possible ? Encore une
chose qui me semblait claire, railla le Pierrot, votre
capacité à énoncer des évidences
est tout simplement prodigieuse. Je vous
donnerais bien une pièce pour
saluer la performance mais nous avons des choses à
faire. Je vais plutôt changer
votre titre en Enonceur d’Evidence ou encore…
- EE. Merci, je crois que j’ai
compris le principe, marmonna EE.
- En fait, on dirait plutôt EdE
», corrigea le Pierrot avec un sourire mutin.
Il désigna la mare.
« Voilà votre objectif.
- C’est là-bas que les
chaussettes se trouvent ?
- Effectivement », répondit
l’autre.
Ils se rapprochèrent
silencieusement de l’eau.
Une fois arrivé, le Pierrot
sortit de son oreille deux cannes à pêche et en tendit une
à EdE.
« Dépêchez-vous. Elles
n’attendent pas, murmura-t-il.
- Que pêchons-nous ? », demanda
le garçon en lançant sa ligne à l’eau.
Les yeux gris lui lancèrent un
regard narquois.
« Vous n’avez décidément de
cesse de repoussez les limites de l’ineptie. Et ce avec une déconcertante
facilité. Mettez votre ligne à l’eau et réfléchissez donc
un peu. »
Ils restèrent silencieux un
moment. Le garçon commençait à être fatigué. Il ne
comprenait pas sa situation. Il
voulait retrouver Flore. Mais qui était-elle ? Au
prix d’un effort de mémoire
colossal il se souvint que…
La ligne du Pierrot s’agita
violement.
« Tiens. Une touche ! » dit-il
simplement en tirant sa ligne de l’eau.
Il montra au garçon le
magnifique mocassin pendu au bout de sa canne à pèche.
« Dommage: les garder est
interdit. Il faut la remettre à l’eau. Les bureaucrates
sont décidément des êtres
au-delà de ma compréhension! On n’a plus le droit de
pêcher que des chaussettes. C’est
déjà bien, bien sûr. Mais les chaussures, ça a
tout de même plus de classe.
- Il y a aussi des bureaucrates
dans les théâtres? Demanda le garçon en souriant un
peu.
- Bien sûr ! En fait, les plus
grands esprits s’accordent à dire qu’un monde sans
bureaucrate ne peut exister. Le
Figaro a écrit un excellent ouvrage là dessus
: de l’impossibilité d’un
paradis, je
vous le passerai à l’occasion. »
Le garçon rit de bon cœur.
C’était bien la première fois. Peut-être qu’après tout le
Pierrot n’était pas si terrible.
Bien sûr, il était inutilement sarcastique et pédant et
s’exprimait toujours de la
manière la plus pompeuse qui soit mais il restait assez
humain et surtout avait l’air
terriblement triste malgré son sourire et toutes ses
pitreries.
Ce fut au tour de la ligne d’EdE
de se tendre. Il tira sur le manche de la canne a
pêche, révélant une chaussette
d’un rouge éclatant.
« Une chaussette rouge ! Vous
êtes décidément bien chanceux», souligna le
Pierrot d’une voix triste.
- Ca y est ? Je peux sortir ?
Demanda-t-il avec espoir.
- Il vous suffit de la chausser,
répondit le Pierrot.
Le garçon s’exécuta.
L’antichambre
«Alors
vous revoilà ? C’est toujours un plaisir de vous voir ».
Il se trouvait a nouveau dans le
couloir sombre. Mais cette fois, il faisait face à
une porte devant laquelle se
tenait le Pierrot.
Pour la toute première fois, ce
dernier ne souriait pas.
« Laissez moi passer !
- Etes-vous sûr de vous ?
demanda le Pierrot d’une voix douce.
- Ce dont je veux me souvenir se
trouve derrière cette porte n’est-ce pas ? »
Le Pierrot ne répondit pas. Il
le regardait presque avec tendresse, et le garçon
avait l’impression de se perdre
dans l’immensité de ses yeux gris.
« Vous ne devriez pas y aller.
Votre malheur, c’est que ce que vous cherchez ne
se trouve derrière aucune porte.
Pas même celle ci.
- J’y vais, quoi que vous
disiez.
- S’il vous plait… N’y allez pas. Vous voir ainsi,
encore et encore… Cela me
brise.», dit lentement le
Pierrot.
Et des larmes noires coulaient
de ses yeux gris sur son visage blanc, épaisses
comme de la peinture, tel des
petites billes de jais sur une toile immaculée.
Le garçon avança vers la porte.
L’être blanc inspira
profondément puis s’écarta lentement.
« Je serai avec vous, quoi qu’il
arrive. Si vous avez besoin de moi, vous n’avez
qu’à sonner. On peut toujours
passer de la scène aux coulisses.
- Vous allez attendre longtemps
alors. Je ne veux plus revenir ici »
Le sourire du Pierrot reparut,
un sourire las et désabusé.
« Au moins vous avez conservé
votre sens de l’humour », murmura-t-il.
Et ses yeux gris étaient plus
tristes que jamais.
Le garçon mit la main sur la
poignée.
« Au revoir mon ami », dit une
voix.
Il se retourna avec stupeur vers
le Pierrot.
« Veuillez m’excuser, je pensais
à quelqu’un d’autre, lui dit le Pierrot qui lui
tournait a présent le dos. C’est
étrange. C’est quelqu’un que je ne connais pas
vraiment et nos entretiens, bien
que récréatifs, sont rarement longs. C’est toujours
à peu près la même chose pour
tout vous dire. Mais à force de le voir
régulièrement… Je nous imagine
comme un lien… Mais de là à le définir comme
un ami… ». Puis, après un
silence il ajouta :
«
Allez y. Je ne vous retiens plus. »
L’ami du Pierrot ouvrit la porte
et alors qu’il la franchissait, il entendit un sanglot.
La
scène
Il se
trouvait dans une pièce assez lumineuse. C’était une salle de bain au carrelage
sobre. Il se souvint de l’endroit. Il était chez lui. Et ce constat fit poindre
en lui un sourd malaise. Il
regarda autour de lui. Tout semblait normal : sur une
étagère, des vêtements pliés à
la va-vite s’empilaient gaiment ; sur le miroir, une
brosse à dent bleue était
accrochée par une ventouse. Et pourtant quelque chose
n’allait pas. Cela venait sans
doute de la forme qui gisait sur le sol.
Il se
rapprocha lentement, la peur au ventre. La mémoire lui revenait peu
à peu. La forme ne bougeait
absolument pas. Elle semblait terriblement familière.
C’était le corps d’une femme. Il
pleurait à présent sans savoir exactement
pourquoi. C’était Flore. Elle
était parti chercher des chaussettes dans la salle de
bain. C’était Noël : elle
voulait en mettre des rouges. Elle s’était effondrée.
Comme ca, sans raison. Il
n’arrivait pas à y croire. Il se souvint de la douleur qui
lui avait déchirée le cœur. Il
avait eu l’impression de devenir fou. Et à présent,
tout refluait. La peine qu’il
avait oubliée s’était rappelée à lui.
Il
prononça une phrase suppliante. A travers ses larmes il distingua une
porte. Elle était terne et sale
comme les portes des vieux ascenseurs industriels.
Une silhouette blanche lui
faisait signe. Il se leva péniblement et appuya sur la
sonnette. Il n’y eut aucun bruit
et pourtant, quelques instants plus tard, la porte
s’ouvrit silencieusement. Il la
franchit lentement. L’autre coté semblait calme,
chaleureux et familier. Il
perçut un éclair de lumière blanche et puis l’ombre se fit.
L’antichambre
Il se
trouvait de l’autre côté de la
porte. Devant lui se tenait un long
couloir plongé dans l’ombre. Il
avança timidement. Il ne se souvenait ni de son
nom, ni de l’endroit où il se
trouvait, ni de comment il y était arrivé. Il avait un
vague souvenir d’une dénommée
Flore mais c’était tout.
« Rebonjour », dit une voix
douce.
Il sursauta. Quelque chose
luisait au fond du couloir.
«
Alors vous revoilà ? Vous avez fait le bon choix ! »
Il resta muet. La lueur se
rapprocha. En fait, il s’agissait d’un étrange être blanc
de pied en cap. Ses lèvres
noires arboraient un sourire démesuré qui contrastait
avec ses yeux gris et froids.
Deux trainées noires partaient de ses yeux.
Alexis Trouillot
3° prix
Alexis Trouillot
3° prix
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