jeudi 10 mai 2012

Nouvelles primées au concours interne du lycée Fénelon, niveau lycée : Casimir ou le spectateur, d' Irène Bertherat 1° S4


« Tiens, il est drôle cet ascenseur ! »
C’était maintenant une habitude, d’entendre ça plusieurs fois par jour. Après tout, il était là pour ça. Faire rêver les jeunes qui passaient dans la bibliothèque, ou du moins les faire sourire. Les plus petits déchiffraient avec plaisir l’inscription faite de son sang blanc sur le métal glacial : « Porte du rêve. Appuyer ici en y croyant très fort ». Apparemment, personne n’y avait encore jamais cru assez fort.
Et lui, on ne le remarquait pas. Il était pourtant sculpté de la même peinture que le reste mais personne ne lui parlait jamais.  Seul le petit Jean, le garçonnet d’une dizaine d’années qui venait tous les mercredis, avait pensé à lui trouver un nom : Casimir. Voilà, il s’appelait Casimir. Parfois, on le heurtait dans la précipitation dont la foule des grands jours se trouvait éventuellement agitée, mais personne ne daignait s’excuser. À quoi bon user sa salive en parlant à un dessin ? De toute façon, il ne voyait rien, ce pauvre Casimir. Il aurait préféré être  dessiné face au monde, souriant, avec de beaux yeux doux regardant les étudiants défiler, transportant sur un sourire crispé leurs peines et leurs joies, leur humeur du jour ou du mois. Au moins, il n’aurait pas eu cette impression d’être une œuvre inachevée que l’artiste aurait abandonnée sans penser à la finir, à lui donner assez de relief ni assez de vie. Il n’était qu’un fœtus, une esquisse, rien d’autre. Alors il rêvait, lui aussi. Peut-être qu’il y croyait assez fort, peu importe puisqu’il n’avait pas le bras assez long pour appuyer sur ce fichu bouton. Si seulement il avait pu sortir de la cage dans laquelle il était prisonnier, rien que pour faire un petit tour dehors…  Quoi qu’il en soit, on s’habitue à tout et être le spectateur silencieux de ce monde dont il ne voyait rien ne lui posait plus de problèmes.
Il passait donc ses journées à écouter les conversations des jeunes qui passaient. Tous les jours se répétait le même accomplissement sempiternel avec cette même frénésie qui aurait fait sourire Casimir s’il avait eu la capacité de retrousser les coins anguleux de ses lèvres inexistantes. Nathalie, la jeune documentaliste dont le dynamisme en épatait plus d’un, soutenait petits et grands dans leurs recherches. À certaines heures de la journée, les murmures fusaient d’un coin à l’autre de cette salle, soulignés par les bruits des pages que l’on tournait, que l’on froissait, des rires qu’on échangeait. Ces gloussements retentissaient aux oreilles de Casimir, provoquant en lui la plus profonde envie d’un jour rire à son tour.
 Chaque lecteur qui venait régulièrement mâcher son chewing-gum dans cette salle chauffée avait une voix, une démarche particulière que Casimir avait fini par identifier. À l’exception d’un pas vif dont le propriétaire semblait ne jamais ouvrir la bouche. Peut-être que lui non plus, il n’en avait pas. Toujours est-il qu’avoir une bouche et ne pas s’en servir était une absurdité totale, pensait Casimir. Sans un mot un seul, un jeune homme s’asseyait toujours à la même table depuis quatre ans, la tête penchée sur une encyclopédie et quelques autres ouvrages dont la couverture épaisse et ridée indiquait qu’ils appartenaient aux reliques sacrées contenant de rares trésors sur l’art pictural. Ces volumes étaient stockés par Nathalie avec soin. Des heures durant, ses yeux parcouraient les pages colorées, ses doigts effleuraient le papier, sa main se crispait sur son fusain et des formes jaillissaient sur cette surface dure et lisse. Plus le temps passait, plus ses doigts étaient contractés et plus les traits se dispersaient rapidement, faisant naître des formes abstraites ou non.
Dans moins de deux semaines, Alexandre passerait ce concours prestigieux qu’il préparait depuis des années, oubliant la charge de travail qu’impliquait l’ambition d’un jour devenir artiste. Il se balançait sur sa chaise bancale. Sans vraiment s’en rendre compte, son fusain traçait nettement la silhouette délicate d’une fleur aux bourgeons naissants, sous forme d’une multitude de points gris. Au fur et à mesure qu’il gribouillait, la forme se clarifia. Il jeta un coup d’œil à travers la fenêtre close et aperçut de délicats flocons de neige en route entre le ciel et la terre. A quoi bon dessiner cette fleur printanière alors qu’à l’extérieur tout n’était que froid hivernal ? C’était ça qui lui plaisait : devenir à son tour le dieu d’un univers qu’il créait avec ses propres moyens, une feuille, des feutres, de la peinture ou même une craie sur les briques rouges de son école primaire, étant gosse. Soudain, il se mit à dessiner d’autres pétales à la rose, des pétales gelés et enneigés. Il s’apprêtait à dessiner la tige, une magnifique tige aux épines menaçantes si bien que personne n’eût osé la toucher…
« Alexandre, c’est l’heure de partir. J’aurais dû fermer il y a dix minutes déjà. »
Sursautant, l’artiste rangea son matériel, frustré de ne pas pouvoir achever son œuvre entre les murs paisibles de cette bibliothèque. Il enfila sa longue veste de laine noire et se leva pour se diriger vers la sortie. Ses lèvres se tordaient en un timide sourire.
« Attends ! Bonne chance pour ton concours, mardi ! N’oublie pas d’y croire très fort… Tu sais, quand tu prendras l’ascenseur. »
Un sourire, un regard échangé, un hochement de tête. Alors que la documentaliste s’éloignait, l’artiste se retourna et observa sa silhouette longiligne s’éloigner lentement. La tunique pourpre attirait son œil de peintre. Nathalie se dirigeait vers le rayon dédié au cinéma, les talons de ses bottes frappant délicatement le carrelage avec régularité.
 Alex n’avait jamais cru à la magie ni aux superstitions. Aussi ne voyait-il pas en quoi presser un vulgaire bouton d’ascenseur l’aiderait. Cependant, il marqua un temps d’arrêt devant cette porte métallique. Porte du rêve… Cet endroit avait vraiment tout de paradisiaque ! Un petit rire moqueur l’agita alors qu’il se trouvait seul dans ce couloir obscur que seule la pâle clarté de l’affichage électronique illuminait. Seul, du moins il le croyait. Il se surprit à observer ce squelette jeté à la peinture sur le métal , comme projeté par une lumière sacrée. Il l’aurait qualifié de « plutôt flippant ».
« Ca marche vraiment ce truc ? Non parce que toi, t’es là, à côté, alors tiens si ça marche pas c’est de ta faute ! Et si ça marche, on va dire que c’est grâce à toi. »
Ledit squelette flippant hocha silencieusement la tête, souriant intérieurement à l’idée que quelqu’un lui ait adressé la parole. Alors il entendit les portes de l’ascenseur s’ouvrir et se refermer dans un grincement menaçant, emportant avec lui les bruits de pas particulièrement vifs de son compagnon d’un instant. Quelques minutes plus tard retentirent l’écho de pas féminins et ce fut au tour de Nathalie d’appuyer sur le fameux bouton. Ce fait inattendu le surprit, lui qui était habitué à ce qu’elle descende par les escaliers. Jamais la pauvre silhouette jetée sur le mur n’avait autant regretté de ne pas avoir d’yeux. Elle devait être bigrement belle, cette Nathalie ! Rien qu’à en juger par la douceur de sa voix, qui se fit entendre après qu’elle eût pressé le bouton, dans un murmure étranglé qui laissait deviner une houle d’hésitations. « J’y crois très fort depuis longtemps, tu sais… Alors je me suis dit qu’en appuyant ici, ça aiderait peut-être. Si seulement je pouvais parler avec les yeux… » Puis les portes s’ouvrirent de nouveau, aspirant Nathalie.

Une semaine passa. Les murmures des heures de pointes sifflaient de nouveau aux oreilles de Casimir qui cherchait sans cesse un élément quelque peu singulier, histoire de sortir de cette routine exaspérante. Nathalie aidait le petit Jean, qui était entré en saluant publiquement son ami Casimir, à trouver une bande dessinée qu’il convoitait lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et crachèrent un individu à la démarche vive.  Une phrase se distingua de l’agitation ambiante avant que les discours ne reprennent de plus belle.
« Alexandre ! Alors, ton concours ? …»
La voix de l’artiste ne se fit pas entendre de tout l’après-midi. Bien que ses efforts aient été couronnés de succès, même si sa mission dans cette petite bibliothèque était terminée, et malgré le fait qu’il aurait dû se sentir libre, il lui restait un dernier désir à assouvir avant d’être enfin heureux. Pour cela, il avait naturellement besoin de son matériel d’artiste. Il aurait pu naître sourd et muet, jamais il n’aurait pu survivre sans ses yeux qui observaient avec précision le monde et lui permettaient ainsi de laisser courir ses mains sur le papier froid pour y créer un nouvel univers beau et chaud, ou tout simplement pour y reproduire une portion de beauté qu’il ne trouvait que trop rarement là où il la cherchait. C’était pour cela qu’il était venu une dernière fois. Il voulait dessiner la plus belle des fleurs qu’il eût jamais vue, représenter la plus belle des plages qu’il eût jamais visitée. Alors il s’assit simplement au bord de la fenêtre et s’affaira à gratter de son crayon aussi usé que chéri le papier granuleux de son carnet de croquis. Il traçait cette fois-ci les traits harmonieux d’un visage radieux, un visage de femme aux pommettes et au front larges, aux yeux transparents qui semblaient parler, où s’agitaient des torrents de sentiments. Et surtout, des lèvres retroussées en un délicieux sourire enfantin, un sourire magnifique qui donnait un aspect naïf, presque fragile à l’ensemble du visage. Autour de ce visage cascadaient des mèches dorées, des boucles de sable chaud ondulant au gré du vent par ce froid hivernal. Enfin il coiffa cette créature d’un chapeau noir dans lequel il planta deux plumes pointées vers un ciel étoilé. Entre les étoiles serpentait l’inscription : « Pour toi qui aimes jongler avec les mots… ». Durant toute la réalisation de son œuvre, l’artiste avait tenté d’observer non sans discrétion son modèle situé à proximité de lui, occupé à classer des livres quelques étagères plus loin. Là était toute la difficulté : voir sans être vu, synchroniser les regards pour que jamais l’un ne croise l’autre, de peur de rougir. Lorsqu’il posa son crayon, la bibliothèque était déserte. Il ignorait combien de temps il était resté là. Il se leva en laissant son carnet ouvert sur la table et se dirigea vers l’ascenseur une craie rouge à la main.
       Rien n’avait changé depuis le dernier mercredi, il était toujours le même homme frêle au regard fuyant, au sourire si timide étiré finement sur une seule joue qui s’en trouvait alors creusée d’une petite fossette. Rien sauf qu’il avait réussi. Son rêve s’était réalisé. « Merci, toi ! » murmura-t-il au squelette plutôt flippant qui n’avait pas bougé d’un pouce en une semaine. Pour un peu, Casimir aurait rougi. Jamais on ne l’avait remercié de toute sa vie ! Il s’en sentait grandi, utile. Il était tout de même le gardien des rêves, il était normal qu’on lui confie certains secrets devenus trop lourds. L’un des avantages à ne pas avoir de bouche était qu’on ne pouvait pas trahir. L’artiste s’empara alors de sa craie et traça rapidement des petits ronds semblables à deux petits yeux au milieu de sa figure, soulignés d’une large bouche aux coins allégrement retroussés. « Tiens, tu es moins flippant comme ça. » 
       Juste ça. Il n’avait jamais rien demandé de plus qu’un visage, quand bien même ce serait un visage d’imbécile tracé à la hâte au dos de son crâne. Avec des yeux qui lui permettaient de voir les gens défiler dans cet étroit couloir. La première personne qu’il vit fut ce petit brun pâle au front plissé par la concentration, un sourire crispé agrippé à ses lèvres fines. Malgré les sillons qu’avait creusés la fatigue sur son visage, il avait un air satisfait. Il fut ensuite rejoint par Nathalie, encore plus éblouissante que dans l’imagination de Casimir. C’était un petit rayon de soleil souriant en silence. Elle tenait sous son bras le carnet de croquis d’Alexandre qui rit doucement en le voyant et glissa sa paume contre celle de son modèle.
Nathalie appuya sur le bouton de l’ascenseur en murmurant « Tiens, la peinture commence à s’effacer ! » Ni l’artiste ni le modèle n’osèrent tourner la tête pour échanger un regard, sans doute était-ce plus facile cachés derrière un carnet ou bien une rangée d’étagères de livres, les yeux baissés. Au moment où l’ascenseur s’ouvrit comme une nouvelle porte vers un monde qui n’appartenait qu’à eux deux, Nathalie glissa son regard dans celui de son compagnon et ils en franchirent le seuil d’un même pas hésitant. C’était comme si le ciel d’une matinée hivernale rencontrait celui d’une nuit d’été, deux ciels  sans nuages où luisaient des milliers d’étoiles, d’astres étincelants qui ne demandaient qu’à être apprivoisés. Casimir avait entendu dire que lorsqu’on voyait une étoile filante, il fallait faire un vœu.
       Alors les portes de l’ascenseur se refermèrent pour emmener l’artiste et son modèle au pays des rêves, ces doux rêves qu’on lançait avec précaution, de peur de les briser. Casimir ferma ses nouveaux yeux, heureux. Heureux d’avoir pu assister à ces retrouvailles même s’il savait qu’il s’effaçait petit à petit et continuerait de s’effacer jour après jour.


Irène Bertherat
3° prix 

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