« Tiens, il est drôle cet
ascenseur ! »
C’était maintenant une habitude,
d’entendre ça plusieurs fois par jour. Après tout, il était là pour ça. Faire
rêver les jeunes qui passaient dans la bibliothèque, ou du moins les faire sourire.
Les plus petits déchiffraient avec plaisir l’inscription faite de son sang
blanc sur le métal glacial : « Porte du rêve. Appuyer ici en y
croyant très fort ». Apparemment, personne n’y avait encore jamais cru
assez fort.
Et lui, on ne le remarquait pas. Il
était pourtant sculpté de la même peinture que le reste mais personne ne lui
parlait jamais. Seul le petit Jean, le
garçonnet d’une dizaine d’années qui venait tous les mercredis, avait pensé à
lui trouver un nom : Casimir. Voilà, il s’appelait Casimir. Parfois, on le
heurtait dans la précipitation dont la foule des grands jours se trouvait
éventuellement agitée, mais personne ne daignait s’excuser. À quoi bon user sa
salive en parlant à un dessin ? De toute façon, il ne voyait rien, ce
pauvre Casimir. Il aurait préféré être
dessiné face au monde, souriant, avec de beaux yeux doux regardant les
étudiants défiler, transportant sur un sourire crispé leurs peines et leurs
joies, leur humeur du jour ou du mois. Au moins, il n’aurait pas eu cette
impression d’être une œuvre inachevée que l’artiste aurait abandonnée sans
penser à la finir, à lui donner assez de relief ni assez de vie. Il n’était
qu’un fœtus, une esquisse, rien d’autre. Alors il rêvait, lui aussi. Peut-être
qu’il y croyait assez fort, peu importe puisqu’il n’avait pas le bras assez
long pour appuyer sur ce fichu bouton. Si seulement il avait pu sortir de la
cage dans laquelle il était prisonnier, rien que pour faire un petit tour
dehors… Quoi qu’il en soit, on s’habitue
à tout et être le spectateur silencieux de ce monde dont il ne voyait rien ne
lui posait plus de problèmes.
Il passait donc ses journées à écouter
les conversations des jeunes qui passaient. Tous les jours se répétait le même
accomplissement sempiternel avec cette même frénésie qui aurait fait sourire
Casimir s’il avait eu la capacité de retrousser les coins anguleux de ses
lèvres inexistantes. Nathalie, la jeune documentaliste dont le dynamisme en
épatait plus d’un, soutenait petits et grands dans leurs recherches. À certaines
heures de la journée, les murmures fusaient d’un coin à l’autre de cette salle,
soulignés par les bruits des pages que l’on tournait, que l’on froissait, des
rires qu’on échangeait. Ces gloussements retentissaient aux oreilles de
Casimir, provoquant en lui la plus profonde envie d’un jour rire à son tour.
Chaque lecteur qui venait régulièrement mâcher
son chewing-gum dans cette salle chauffée avait une voix, une démarche
particulière que Casimir avait fini par identifier. À l’exception d’un pas vif
dont le propriétaire semblait ne jamais ouvrir la bouche. Peut-être que lui non
plus, il n’en avait pas. Toujours est-il qu’avoir une bouche et ne pas s’en
servir était une absurdité totale, pensait Casimir. Sans un mot un seul, un
jeune homme s’asseyait toujours à la même table depuis quatre ans, la tête
penchée sur une encyclopédie et quelques autres ouvrages dont la couverture
épaisse et ridée indiquait qu’ils appartenaient aux reliques sacrées contenant
de rares trésors sur l’art pictural. Ces volumes étaient stockés par Nathalie
avec soin. Des heures durant, ses yeux parcouraient les pages colorées, ses
doigts effleuraient le papier, sa main se crispait sur son fusain et des formes
jaillissaient sur cette surface dure et lisse. Plus le temps passait, plus ses
doigts étaient contractés et plus les traits se dispersaient rapidement,
faisant naître des formes abstraites ou non.
Dans moins de deux semaines, Alexandre
passerait ce concours prestigieux qu’il préparait depuis des années, oubliant
la charge de travail qu’impliquait l’ambition d’un jour devenir artiste. Il se
balançait sur sa chaise bancale. Sans vraiment s’en rendre compte, son fusain
traçait nettement la silhouette délicate d’une fleur aux bourgeons naissants,
sous forme d’une multitude de points gris. Au fur et à mesure qu’il
gribouillait, la forme se clarifia. Il jeta un coup d’œil à travers la fenêtre
close et aperçut de délicats flocons de neige en route entre le ciel et la
terre. A quoi bon dessiner cette fleur printanière alors qu’à l’extérieur tout
n’était que froid hivernal ? C’était ça qui lui plaisait : devenir à
son tour le dieu d’un univers qu’il créait avec ses propres moyens, une
feuille, des feutres, de la peinture ou même une craie sur les briques rouges
de son école primaire, étant gosse. Soudain, il se mit à dessiner d’autres
pétales à la rose, des pétales gelés et enneigés. Il s’apprêtait à dessiner la
tige, une magnifique tige aux épines menaçantes si bien que personne n’eût osé
la toucher…
« Alexandre,
c’est l’heure de partir. J’aurais dû fermer il y a dix minutes déjà. »
Sursautant, l’artiste rangea son
matériel, frustré de ne pas pouvoir achever son œuvre entre les murs paisibles
de cette bibliothèque. Il enfila sa longue veste de laine noire et se leva pour
se diriger vers la sortie. Ses lèvres se tordaient en un timide sourire.
« Attends ! Bonne chance pour
ton concours, mardi ! N’oublie pas d’y croire très fort… Tu sais, quand tu
prendras l’ascenseur. »
Un sourire, un regard échangé, un
hochement de tête. Alors que la documentaliste s’éloignait, l’artiste se
retourna et observa sa silhouette longiligne s’éloigner lentement. La tunique
pourpre attirait son œil de peintre. Nathalie se dirigeait vers le rayon dédié
au cinéma, les talons de ses bottes frappant délicatement le carrelage avec
régularité.
Alex n’avait jamais cru à la magie ni aux
superstitions. Aussi ne voyait-il pas en quoi presser un vulgaire bouton
d’ascenseur l’aiderait. Cependant, il marqua un temps d’arrêt devant cette
porte métallique. Porte du rêve… Cet endroit avait vraiment tout de
paradisiaque ! Un petit rire moqueur l’agita alors qu’il se trouvait seul
dans ce couloir obscur que seule la pâle clarté de l’affichage électronique
illuminait. Seul, du moins il le croyait. Il se surprit à observer ce squelette
jeté à la peinture sur le métal , comme projeté par une lumière sacrée. Il
l’aurait qualifié de « plutôt flippant ».
« Ca marche vraiment ce
truc ? Non parce que toi, t’es là, à côté, alors tiens si ça marche pas
c’est de ta faute ! Et si ça marche, on va dire que c’est grâce à
toi. »
Ledit squelette flippant hocha
silencieusement la tête, souriant intérieurement à l’idée que quelqu’un lui ait
adressé la parole. Alors il entendit les portes de l’ascenseur s’ouvrir et se
refermer dans un grincement menaçant, emportant avec lui les bruits de pas
particulièrement vifs de son compagnon d’un instant. Quelques minutes plus tard
retentirent l’écho de pas féminins et ce fut au tour de Nathalie d’appuyer sur
le fameux bouton. Ce fait inattendu le surprit, lui qui était habitué à ce
qu’elle descende par les escaliers. Jamais la pauvre silhouette jetée sur le
mur n’avait autant regretté de ne pas avoir d’yeux. Elle devait être bigrement
belle, cette Nathalie ! Rien qu’à en juger par la douceur de sa voix, qui se
fit entendre après qu’elle eût pressé le bouton, dans un murmure étranglé qui
laissait deviner une houle d’hésitations. « J’y crois très fort depuis
longtemps, tu sais… Alors je me suis dit qu’en appuyant ici, ça aiderait
peut-être. Si seulement je pouvais parler avec les yeux… » Puis les portes
s’ouvrirent de nouveau, aspirant Nathalie.
Une semaine passa. Les murmures des
heures de pointes sifflaient de nouveau aux oreilles de Casimir qui cherchait
sans cesse un élément quelque peu singulier, histoire de sortir de cette
routine exaspérante. Nathalie aidait le petit Jean, qui était entré en saluant
publiquement son ami Casimir, à trouver une bande dessinée qu’il convoitait
lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et crachèrent un individu à la
démarche vive. Une phrase se distingua
de l’agitation ambiante avant que les discours ne reprennent de plus belle.
« Alexandre !
Alors, ton concours ? …»
La voix de l’artiste ne se fit pas
entendre de tout l’après-midi. Bien que ses efforts aient été couronnés de
succès, même si sa mission dans cette petite bibliothèque était terminée, et
malgré le fait qu’il aurait dû se sentir libre, il lui restait un dernier désir
à assouvir avant d’être enfin heureux. Pour cela, il avait naturellement besoin
de son matériel d’artiste. Il aurait pu naître sourd et muet, jamais il
n’aurait pu survivre sans ses yeux qui observaient avec précision le monde et lui
permettaient ainsi de laisser courir ses mains sur le papier froid pour y créer
un nouvel univers beau et chaud, ou tout simplement pour y reproduire une
portion de beauté qu’il ne trouvait que trop rarement là où il la cherchait.
C’était pour cela qu’il était venu une dernière fois. Il voulait dessiner la
plus belle des fleurs qu’il eût jamais vue, représenter la plus belle des plages
qu’il eût jamais visitée. Alors il s’assit simplement au bord de la fenêtre et
s’affaira à gratter de son crayon aussi usé que chéri le papier granuleux de
son carnet de croquis. Il traçait cette fois-ci les traits harmonieux d’un
visage radieux, un visage de femme aux pommettes et au front larges, aux yeux
transparents qui semblaient parler, où s’agitaient des torrents de sentiments.
Et surtout, des lèvres retroussées en un délicieux sourire enfantin, un sourire
magnifique qui donnait un aspect naïf, presque fragile à l’ensemble du visage.
Autour de ce visage cascadaient des mèches dorées, des boucles de sable chaud
ondulant au gré du vent par ce froid hivernal. Enfin il coiffa cette créature
d’un chapeau noir dans lequel il planta deux plumes pointées vers un ciel
étoilé. Entre les étoiles serpentait l’inscription : « Pour toi qui
aimes jongler avec les mots… ». Durant toute la réalisation de son œuvre,
l’artiste avait tenté d’observer non sans discrétion son modèle situé à
proximité de lui, occupé à classer des livres quelques étagères plus loin. Là
était toute la difficulté : voir sans être vu, synchroniser les regards
pour que jamais l’un ne croise l’autre, de peur de rougir. Lorsqu’il posa son
crayon, la bibliothèque était déserte. Il ignorait combien de temps il était
resté là. Il se leva en laissant son carnet ouvert sur la table et se dirigea
vers l’ascenseur une craie rouge à la main.
Rien
n’avait changé depuis le dernier mercredi, il était toujours le même homme
frêle au regard fuyant, au sourire si timide étiré finement sur une seule joue
qui s’en trouvait alors creusée d’une petite fossette. Rien sauf qu’il avait
réussi. Son rêve s’était réalisé. « Merci, toi ! » murmura-t-il
au squelette plutôt flippant qui n’avait pas bougé d’un pouce en une semaine.
Pour un peu, Casimir aurait rougi. Jamais on ne l’avait remercié de toute sa
vie ! Il s’en sentait grandi, utile. Il était tout de même le gardien des
rêves, il était normal qu’on lui confie certains secrets devenus trop lourds.
L’un des avantages à ne pas avoir de bouche était qu’on ne pouvait pas trahir.
L’artiste s’empara alors de sa craie et traça rapidement des petits ronds
semblables à deux petits yeux au milieu de sa figure, soulignés d’une large
bouche aux coins allégrement retroussés. « Tiens, tu es moins flippant
comme ça. »
Juste
ça. Il n’avait jamais rien demandé de plus qu’un visage, quand bien même ce
serait un visage d’imbécile tracé à la hâte au dos de son crâne. Avec des yeux
qui lui permettaient de voir les gens défiler dans cet étroit couloir. La
première personne qu’il vit fut ce petit brun pâle au front plissé par la
concentration, un sourire crispé agrippé à ses lèvres fines. Malgré les sillons
qu’avait creusés la fatigue sur son visage, il avait un air satisfait. Il fut
ensuite rejoint par Nathalie, encore plus éblouissante que dans l’imagination
de Casimir. C’était un petit rayon de soleil souriant en silence. Elle tenait
sous son bras le carnet de croquis d’Alexandre qui rit doucement en le voyant
et glissa sa paume contre celle de son modèle.
Nathalie appuya sur le bouton de
l’ascenseur en murmurant « Tiens, la peinture commence à
s’effacer ! » Ni l’artiste ni le modèle n’osèrent tourner la tête
pour échanger un regard, sans doute était-ce plus facile cachés derrière un carnet
ou bien une rangée d’étagères de livres, les yeux baissés. Au moment où
l’ascenseur s’ouvrit comme une nouvelle porte vers un monde qui n’appartenait
qu’à eux deux, Nathalie glissa son regard dans celui de son compagnon et ils en
franchirent le seuil d’un même pas hésitant. C’était comme si le ciel d’une
matinée hivernale rencontrait celui d’une nuit d’été, deux ciels sans nuages où luisaient des milliers
d’étoiles, d’astres étincelants qui ne demandaient qu’à être apprivoisés.
Casimir avait entendu dire que lorsqu’on voyait une étoile filante, il fallait
faire un vœu.
Alors
les portes de l’ascenseur se refermèrent pour emmener l’artiste et son modèle
au pays des rêves, ces doux rêves qu’on lançait avec précaution, de peur de les
briser. Casimir ferma ses nouveaux yeux, heureux. Heureux d’avoir pu assister à
ces retrouvailles même s’il savait qu’il s’effaçait petit à petit et
continuerait de s’effacer jour après jour.
Irène Bertherat
3° prix
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