jeudi 24 mars 2011

Nouvelles 2011 primées par le lycée Fénelon , niveau classes préparatoires

Offrez-lui des fleurs de Hortense Delair, 1° prix



Face à des événements aussi absurdes, rire était la seule réaction possible. Ils restaient là, tous les trois, la jeune femme face à lui les yeux si bien baissés qu’il ignorait si elle était gênée, amusée ou simplement étrangère à la situation. Elle alla voir si la petite dormait toujours, sans doute pour les laisser seuls quelques instants, Mathilde et lui. Il continua à sourire, pas tout à fait pour se donner une contenance ; car le fond de ce que Jeanne avait dit était vrai, même si elle aurait pu être plus diplomate dans son expression de la chose ; il avait réellement trouvé sa crise comique. Il aimait les drames familiaux, c’est même la seule chose qui l’attirait dans les familles. Croisant le regard de Mathilde, il finit par la faire sourire à son tour. Elle soupira, sincèrement touchée bien qu’au fond les événements ne l’aient guère surprise, et se mit à babiller à nouveau. Rassuré, il se laissa aller à la douce chaleur de l’appartement.
La petite est mignonne, elle ressemble à sa tante. Sauf qu’elle, elle ne m’a pas traité de profiteur et d’hypocrite sur tous les tons, avant de prendre la porte. Dommage qu’elle dorme encore. Enfin, si elle se réveille, Nina va se jeter sur son sac et s’en aller elle aussi ; les présentations auront été brèves. Elle est moins dure que sa sœur, cette coupe la vieillit elle n’a pas trente ans je crois, sa mère ne m’en parle jamais, toujours Jeanne toujours la petite Louise c’est pourtant vrai elle est adorable cette enfant avec ses bouclettes et ses grands yeux bleus, ceux de Nina sont noirs, peut-être aurait-il mieux valu que son mari vienne après tout on aurait un peu plus forcé sur le vin et ça aurait adouci l’atmosphère, j’ai bien cru que Jeanne allait me le jeter à la tête, le vin, ça aurait donné une touche comique à la chose et je ne me serais pas en plus fait engueuler parce que je souriais. Qu’est-ce que tu voulais que je fasse à part sourire elle a trente ans et elle est plus mature que sa mère ça je ne le nie pas et j’imagine que Mathilde leur parle de moi tous les jours depuis des mois, mais quand même je n’y suis pour rien dans l’affaire après tout, je suis de passage, d’ailleurs c’est terrible de se dire ça si Mathilde savait elle courrait après sa fille et je me retrouverais dehors avec mes violettes, jolies d’ailleurs ces violettes la vendeuse était adorable et ça leur a plu, enfin au moins à Nina je crois parce qu’avec Jeanne c’était peine perdue et avec Mathilde c’est l’intention qui compte. Toujours est-il que de passage ou pas c’est à leur mère de choisir le nouvel homme de sa vie, non ? Même s’il a l’âge de ses filles.
Mathilde s’était levée ; elle effleura l’épaule de sa fille cadette et secoua la tête quand celle-ci lui demanda, pleine d’espoir, si elle avait besoin d’aide. Nina allait devoir relancer la discussion, et jugeait cela difficile sans le bruit de fond que sa mère réussissait toujours à faire ronronner dans une pièce, en parlant ou simplement en regardant tout le monde de son air bienveillant, plongeant chacun dans un état de béatitude paresseuse, féline.
S’il continue à faire glisser cette miette je commence à débarrasser mais qu’est ce qu’elle fait pas possible d’être aussi lente je suis sûre qu’elle le fait exprès bon sang cesse de sourire et regarde moi je veux bien vous tutoyer mais pour ça il faudrait que l’on parle, et la sauce qui me pèse sur l’estomac en plus si ça se trouve il est malade lui aussi. Mais parlez donc, il a de beaux yeux c’est vrai il est bien vraiment bien comme d’habitude d’ailleurs comment fait-elle enfin il est juste mal tombé le pauvre, ses cheveux aussi sont bien aussi un peu comme ceux d’Arthur en plus long. D’ailleurs moi aussi il faut que j’y pense peut-être qu’il se dit la même chose en ce moment c’est pour ça qu’il ne me regarde pas je me suis ratée pour la frange l’autre jour ah non on ne se connait pas je vous interdis occupez vous plutôt d’elle, même si évidemment elle est parfaite toujours parfaite où a-t-elle acheté son tailleur déjà c’est fou qu’elle ne se rende pas compte que je décroche au bout de cinq minutes quand elle me parle, ça doit le dépayser d’être avec moi, même sa foutue miette le passionne davantage. Oh et puis je m’en fiche, quand Lou se réveille j’embarque le bouquet et on rentre, il est galant les violettes c’est joli pourquoi j’ai accepté la sauce j’en étais sûre que je le regretterais, tout de même elle l’a réussi le paprika impeccable –
« Et vous ?
Elle sursauta et retomba en arrière sur sa chaise.
-Moi ?
-Bien, oui. Il avait l’air amusé. Vous en dites quoi ?
-De ?
-Moi !
-Vous êtes direct.
-Votre mère et moi. »
Il avait tant appuyé sur le mot qu’elle ne sut pas vraiment comment le prendre. Sa sœur avait été terriblement insolente mais de telles crises ne l’étonnaient plus, et elle avait été si occupée à chercher un sujet de conversation qu’elle en avait presque oublié les raisons du silence. Après son coup d’éclat, Jeanne avait claqué la porte, furieuse. Elle reviendrait, deux jours plus tard, comme d’habitude. Le paprika avait eu un sale effet sur ses nerfs, voilà tout.
Il la regardait. Oui, de beaux yeux. En y repensant, il était tout de même assez solide. Il n’avait rien dit, pas un mot, il s’était contenté de terminer son verre, et puis il avait émit un petit rire. En somme c’était la seule chose à faire. Ça, et triturer sa miette. Elle eut pitié.
«Oh moi vous savez, je ne suis pas ma sœur. »
Il ouvrit la bouche, peut-être pour avouer qu’il en était heureux, mais ne dit rien. Irréprochable. Elle continua, gênée par son demi-sourire.
« Bien sûr, ça a si mal tourné la dernière fois qu’elle s’inquiète pour maman. C’est absurde. Mais elles ont toujours été très proches.
-Et vous ?
-C’est une manie ?
-Vous, vous n’êtes pas proche d’elle ?
Il disait « elle » en parlant de sa mère ; cela la choqua avant qu’elle se rende compte qu’elle préférait cela à une transposition périphrastique de « la femme de ma vie », telle qu’elle en entendait chaque jour de la part de sa mère à propos de ce type. Mais il n’y avait pas que cela. Elle sentit sa compassion s’évanouir ; Jeanne n’avait peut-être pas tort. Elle eut honte de sentir que cela ne lui déplaisait pas.
-Non.
Il n’ajouta rien. Lou s’était mise à l’appeler, elle en éprouva moins de soulagement que prévu.
-Une minute. »
Elle passa par la cuisine pour prévenir sa mère qu’ « il » était seul, qu’elle allait lever la petite, claqua la porte avant d’entendre la réponse –ou, plus probablement, l’inévitable avalanche de questions qu’elle allait lui asséner, et se dirigea vers la chambre où criait sa fille.

Regarde donc chérie, regarde, si tu passes ton doigt sur le carreau tu peux suivre les gouttes qui descendent qui s’échappent tu peux même les sentir frémir de l’autre côté, taptaptap tu entends, maman aime bien la pluie tu sais ma Lou, oui je l’aime bien c’est vrai, quand on était petites on l’écoutait évidemment mais on ne l’entendait pas vraiment, on la regardait sans la voir juste par transparence. Aujourd’hui non plus je ne la vois pas en fait je vois juste mes pensées dégouliner, ça a l’air intéressant comme ça mais c’est terriblement creux, taptaptap, creux comme le bruit des gouttes sur les pavés creux comme le silence tout à l’heure à table, creux comme les spasmes de son cœur trop plein de tendresse lorsqu’elle enfouissait son nez dans les boucles tièdes et humides de sa fille, lorsqu’elle regardait de profil son œil encore brillant de gros sommeil et de chagrin, lorsqu’elle tenait dans sa main les petits doigts maladroits à suivre ces idiotes de gouttes qui ne se détachaient pas du carreau. Elle aurait voulu les voir s’évaporer, juste pour se prouver qu’elle-même n’était pas destinée à s’écraser le nez sur une vitre et à y rester. Et encore, dirait Jeanne, il vaut mieux que tu te compares à une goutte qu’à un pigeon myope. Certes.
Elle aida Louise à s’habiller. Son passage par la chambre silencieuse lui avait ôté toute envie de reprendre la conversation, ou même de plaindre… Bon sang pas possible comment est-ce déjà Maman me tuerait mais je me mélange moi aussi entre eux tous, là, et à force de l’entendre c’est devenu un bruit de fond ça aussi… bon, de le plaindre. Ah, oui. Julien.

« Il y avait du poulet. »
Le sourire qu’Arthur adressa à sa fille permit à Nina de se demander quels détails elle allait pouvoir ajouter à cette importante information. Non qu’elle veuille mentir à son mari concernant le déjeuner, mais elle venait de se rendre compte qu’elle-même ne savait trop qu’en penser. Dans les faits, terrible, évidemment. Cela, il s’y attendait autant qu’elle, bien qu’une telle ampleur n’aie pas forcément été à prévoir. Elle lui raconta en quelques mots. Il soupira, et lut dans ses yeux qu’elle savait ce qu’il allait répondre. Oui, Jeanne, toujours Jeanne.
« Et lui ?
- Pas mal. Bien. Enfin, je ne lui ai pas beaucoup parlé, il y a eu ce silence au début seule maman parlait mais c’est tout comme, tu la connais, à table Lou était entre lui et moi heureusement qu’elle était là d’ailleurs alors évidemment avec Maman en face qui se levait toutes les deux minutes pour couper la viande de la petite ou je ne sais quoi, enfin tu la connais, lui il n’a fait que lui poser des questions il est bien avec les enfants et ça lui permettait d’éviter Jeanne. Elle a eu la bonne idée d’attendre que j’aie couché Louise pour se mettre à hurler, d’ailleurs. Bon, il est jeune. Je me demande ce qu’il lui… Enfin, il est bien. »
Ce disant, elle regardait sa fille barbouiller son assiette de sauce avec un morceau de pain, les cheveux ornés de la petite violette qu’elle avait voulu jucher au-dessus de son oreille. Elle avait davantage retenu le geste et le sourire de Julien lui tendant le bouquet que ses paroles à ce moment-là. Il avait dit : « pour ta jolie maman ».
Nina se leva, Arthur la suivit des yeux.
« Ca vaut peut-être le coup que je le rencontre. On a presque le même âge.
Elle se demanda s’il était ironique. Apparemment, non.
- Si ça te tente. J’ai fait ma BA, tu n’auras qu’à y aller avec Lou.
- Chez ta mère ?
- Non. Enfin, oui. Après tout, elle t’adore. Oh et puis il n’y aura qu’à les inviter, s’ils ne se sont pas lassés l’un de l’autre d’ici un mois. »

Plus tard, comme elle venait éteindre la lumière dans la chambre de sa fille endormie, son regard tomba sur la violette oubliée sur l’oreiller. Sous le souffle de Lou, elle frémissait encore. Nina la mit doucement dans le creux de sa paume, la considéra un instant. Elle admirait sa mère. Mathilde n’était pas insensible, ni égoïste ; elle ne s’appesantissait pas plus sur son propre sort que sur celui des autres, voilà tout. Elle donnait toujours l’air de comprendre, de compatir ; elle était probablement sincère. Arthur l’adorait ; avec Louise, elle se comportait en mère. Depuis la mort du père de Jeanne et Nina, plusieurs années auparavant, Mathilde avait enchainé les rencontres. Sans ridicule, sans se croire jeune à nouveau et capable de plaire. Quand bien même elle l’eût crut, elle n’aurait pas eu tout à fait tort. Chaque fois, elle pensait réellement refaire sa vie. Puis, rieuse, elle tirait un trait, et recommençait.
Elle recommence toujours, toujours, et moi je me traîne, il y a Lou mais elle est autant sa fille que la mienne. Terrible de parler d’elle comme une propriété, ma fille mon mari mon mari c’est drôle de dire ça elle elle dit mon gendre mais avec un tel sourire qu’on se demande ce qu’il en est, il l’adore évidemment, moi il m’aime enfin plus ou moins je crois on s’entend bien en tous cas, parfait tout est parfait je devrais avoir honte, les violettes c’est joli mais ça sent trop fort à la longue, surtout sous la chaleur de la lampe elle se racornit la pauvre, Lou s’en fiche elle ne reverra jamais Julien et elle s’en fiche. Demain maman appellera elle aura oublié aussi, ou la semaine prochaine qu’importe, c’est pareil pour elle il n’y a que moi pour qui le temps compte le temps et cette violette aussi, un peu.
Elle approcha sa main de son visage pour s’imprégner du parfum lourd, sans remarquer Arthur dans l’encadrement de la porte derrière elle. Louise respirait faiblement, le visage balayé par les rayons des phares de la rue. La lueur de la lampe était à peine suffisante pour distinguer sur l’oreiller sa petite main dont deux doigts étaient encore plus ou moins vernis de rose, sa petite main dorée sa joue rebondie ma fille oui ma fille elle eut envie de la prendre dans ses bras et de l’entendre dire Maman oh comme elle se détestait de penser cela, ma fille, son corps soulevait à peine la couverture, le va-et-vient de son souffle les phares toujours sur son visage, le bruit des voitures en bas au loin elle ferma les yeux elle aussi, et à part Louise et à part elle et vous avait-il dit et vous qu’en pensez-vous ? Elle sentit la chaleur d’un corps derrière son dos des bras qui l’enlaçaient, ferma le poing sur la violette et se retourna brusquement. Egarée, tremblante d’une violente rage de possession, elle se jeta au cou de son mari. Et, sous la vague de tristesse qui venait de la submerger comme un grand écœurement, dans la honte et l’ivresse de sa jalousie sourde, elle l’embrassa, pressant sur son visage sa main brûlante de pétales parme.




Bouche de Pandore de Hélène Belaunde, 2°prix pour Fénelon et 2° prix ex aequo du concours interlycées : publié dans une rubrique séparée.




Résonances de Lisa Letourneau, 3° prix

Face à des événements aussi absurdes, rire était la seule réaction possible. Du moins pour elle, car les autres ne riaient pas, ils la regardaient rire. Certains ne voyaient rien, personne ne savait à quoi ils pensaient, eux-mêmes n'en avaient peut-être pas conscience. Quelques minutes avant encore, elle ne riait pas, se laissant peu à peu envahir elle aussi par la peur et le désespoir. Puis elle avait surpris le regard suspicieux d'un homme bien habillé sur ses pantoufles jaunes. Elle avait commencé à rire, et elle ne pouvait plus s'arrêter désormais. Le wagon tout entier la dévisageait.

Elle riait comme la jeune fille dont il avait été follement amoureux une cinquantaine d'années auparavant, un rire qui s'envole, se dépose un instant sur une fleur, puis repart, insoucieux du monde. Un sourire se dessina sur ces lèvres à la pensée de ce baiser, le tout premier qu'elle avait déposé sur sa joue, discret, bruyant et rose. Ses joues était deux grosses guimauves et ses lèvres des sucres d'orge. Elle était comme un bonbon : attirante et sucrée, mais trop entêtante. Il avait épousé une femme d'apparence sèche, mais d'un rire si doux, qu'il sonnait comme une berceuse murmurée doucement, était discret comme une caresse après un repas et vingt ans de mariage, il passait presque inaperçu, sauf aux yeux de l'homme amoureux.

Cette femme qui riait lui rappela sa petite sœur : elle avait ri pour la première fois ce matin, alors que toute la famille était dans la cuisine. Tout de même, ce n'était vraiment pas banal, qu'elle rit pour la première fois alors que tout le monde était là, cela annonçait une journée hors du commun. Elle avait attendu longtemps ce premier rire ; pour se l'imaginer, elle avait écouter d'autres rires. Le rire des bébés est très vendeur : on en fait des sonneries pour téléphones portables et sur internet on trouve un nombre incroyable de vidéos. Finalement, ce premier rire ne ressemblait en rien à un rire, c'était comme un éternuement mêlé d'un sanglot, rien de très joyeux. Pourtant, sa mère et son beau-père s'étaient exclamés et avaient chacun appelé leurs frères et sœurs respectifs. Elle avait juste caressé la main de la petite Lola. La douceur de sa peau était bien plus intéressante que son vague rire.

Elle se demanda depuis combien de temps elle n'avait pas ri. Au moins deux ans. Elle ne riait plus, parce qu'elle n'y arrivait plus. Parfois elle oubliait qu'elle ne savait plus, le souvenir lui en revenait soudainement lorsque ses amis racontaient des blagues ou faisaient des jeux de mots. Elle était amusée, mais incapable de rire à leur façon. Dès qu'ils s'en apercevait, ils se regardaient peinés, un peu gênés aussi. Enfin, c'était ainsi, elle était handicapée du rire, elle savait qu'on la regardait de travers, mais elle préférait cela à la pitié. Le rire, ce n'était après tout qu'une option dans la vie, comme l'autoradio dans les voitures, la plupart des gens le prenait comme ça sans réfléchir, parce qu'ils pensaient qu'ils ne pouvaient pas s'en passer, pour faire comme les autres aussi. Elle, elle n'avait pas eu le choix, son rire, elle l'avait perdu sans savoir pourquoi.

Il observa cette femme, qui avait commencé à rire toute seule, pour rien. Ses yeux étaient à demi-fermés, elle ne regardait personne. Ses cheveux étaient attachés en un vague chignon, elle portait une blouse bleue, trop large, un pantalon rose, et des chaussons jaunes. Elle semblait être encore en pyjama. C'était assez étrange : que faisait-elle dans ce métro, alors qu'elle n'était visiblement pas habillée pour aller travailler ? Qui donc travaillait en pyjama ? Les infirmières portent bien des blouses, mais blanches, et elles ne l'enfilent qu'une fois arrivées à l'hôpital ; du moins là où il travaillait, c'était ainsi. Une veine commençait à saillir sous la peau de son front alors qu'elle continuait à rire. Un rire dû au traumatisme qu'ils vivaient en ce moment, pour l'instant elle était la seule à avoir craqué de façon aussi visible.

Elle ne riait pas nerveusement, c'était plutôt un rire purificateur, il ne distinguait sur son visage aucune marque de nervosité, son rire se déployait dans l'air métropolitain comme la senteur d'une orchidée dans un salon en hiver. Ses cheveux, enfermés dans une coiffure qui ne leur convenait pas, avides de liberté, cherchaient à s'échapper ; eux aussi se sentaient à l'étroit dans ce métro immobile, tel une chenille assoupie. Artiste par la blouse qu'elle portait, femme par son pantalon et enfant par ses pantoufles jaunes, aux semelles noires, elle était un être insaisissable, indescriptible. C'était la muse qu'il avait toujours recherchée, celle, dont la vue suffirait à l'inspirer. Elle n'était pas là par hasard, c'était évident. Que ferait une telle femme, une femme hors du commun, ici, maintenant, à quelques pas de lui, si elle n'était pas l'incarnation de l'inspiration divine ? L'enthousiasme le gagnait, il entendait ce rire en lui, comme le rire inextinguible des dieux.

Cette femme l'indignait : qu'avait-elle donc à rire ainsi ? La situation ne s'y prêtait pas, mais alors pas du tout. C'était d'une indécence ! Un manque de respect total, une véritable honte ! Mais qui donc l'avait élevée ? Ce devait être une orpheline, une sans-attaches, ou l'une de ses jeunes enfants qu'on laisse traîner dans les rues avec les chiens. Au rire, elle pouvait deviner immédiatement comment les femmes avaient été élevées. Avait-on idée de s'habiller ainsi ? Décidément, elle ne comprenait vraiment plus rien à la mode. On n'associait pas des couleurs criardes, cela n'avait pas de sens. Ce ne sont pas ses filles que l'on surprendrait à rire de cette façon. Elle leur avait enseigné la pudeur et la discrétion. Leur rire sonnait comme le tintement d'un verre en cristal, l'un de ceux qu'on ne sort que pour les grandes occasions.

« Qu'est-ce qui lui prend à rire comme ça ?
 Sûrement le stress, les nerfs qui lâchent.
 Oui, enfin, quand même, elle rit fort. Tout le monde la regarde. Elle a même pas l'air gênée.
 Elle est amusante, elle détend l'atmosphère, non ?
 Bof. C'est pas une nana en train de rire qui va me détendre vu la situation. J'suis claustro en plus. Et puis y a un courant d'air, j'ai froid.
 Tu plaisantes ! J'ai chaud, moi. Mais ça doit être le stress. Eh ! ça me rappelle notre dernier fou rire, tu t'en souviens ?
 Celui quand on a découvert en plein contrôle que le prof portait des chaussettes fleuries vertes, jaunes et roses ?
 Non, je parlais pas de celui-là, t'as raison c'était le dernier, mais en fait je pensais à autre chose, tu sais quand tu as remarqué le tic du mec de la cantine quand les élèves passent leur carte et qu'il y a cette espèce de bip. On a tellement ri.
 C'est vrai. On rit vraiment pour des trucs cons. »

Elle était déjà nerveuse, le rire de cette femme augmenta sa nervosité. Ce rire serait la réaction de son patron lorsqu'elle lui expliquerait les raisons de son retard, puis celui de son mari le soir, lorsqu'elle lui raconterait. Peut-être ne devrait-elle partager cela avec personne, ne le dire qu'à Stiletto. Il serait le seul à ne pas se moquer d'elle, à moins qu'il ne le fasse intérieurement, sans qu'elle puisse l'entendre et s'en rendre compte. Il devait sûrement rire chaque fois qu'elle lui racontait quelque chose. Même Stiletto la trahissait, plus cruellement que tous les autres, lui faisant croire qu'il s'intéressait à elle, lui demandant sans cesse des caresses, des bisous, mais ce chat était un vil animal. Tout le monde se moquait d'elle depuis si longtemps, elle entendait son cœur battre au son de tous ses rires passés, toujours et sans cesse présents en elle.

Quelle ironie ! pensa-t-il. Le métro dix était arrêté entre les stations Odéon et Cluny-La-Sorbonne, cette femme bizarre avait commencé à rire, il allait acheter Le rire de Bergson. Il ne l'avait jamais lu et ne connaissait aucune des thèses du philosophe. Il espérait seulement qu'il pourrait acheter ce livre, au moins pour voir ce que Bergson disait du rire nerveux. Il vivait l'expérience, il aimerait pouvoir en lire l'analyse. La ligne dix du métro était calme habituellement, difficile de comprendre ce qui se passait, et pourquoi ils avaient choisi précisément d'arrêter cette ligne-ci, plutôt qu'une autre. Il ne savait même pas qui ils étaient, les passagers avaient entendu une voix leur demandant de ne pas bouger et leur annonçant qu'ils resteraient là aussi longtemps qu'il le faudrait, puisqu'ils étaient officiellement des otages. Le plus étrange, c'est que personne n'avait dit un mot, personne n'avait tenté d'ouvrir une porte, personne n'avait bougé. Le silence pesant avait duré une dizaine de minutes, interrompu parfois par quelques chuchotements, quelques raclements de gorge. Puis cette femme, derrière lui, avait ri. Elle riait toujours. C'était vraiment bizarre.

Elle se tut au bruit lointain d'un coup de feu. Silencieux désormais, le wagon résonnait de milliers de rire.

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