mercredi 26 mai 2010

Nouvelle "PAVANE"

Pavane

A Nadasree.

Lundi

Kunti pencha légèrement la tête pour mieux voir le sol. La journée était morne et grise, et comme toujours par ce temps là, regarder la rue Soufflot remplissait l’âme d’une tristesse indéfinissable. Vêtue d’une robe de coton blanc, elle avait légèrement froid, mais se couvrir davantage était inutile : elle ne sortirait pas, ni aujourd’hui ni un autre jour. Reculant de quelques pas, elle ferma la fenêtre d’un geste tranquille mais précis à l’extrême. Les paroles de Ma résonnaient à ses oreilles : quoi que tu fasses, mon enfant, mets y toute ton âme, toute ton attention. Ne laisse jamais ton esprit errer au hasard. Souviens-toi que la vie est courte… En tous cas pas assez longue pour que nous puissions nous permettre de passer un instant distraits, avait-elle ajouté, l’ombre d’un sourire flottant au coin de ses lèvres. Elle s’assit sur un fauteuil de velours vert et parcourut des yeux la bibliothèque. Cela faisait près de six mois maintenant, mais Hyderabad lui manquait autant qu’au premier jour.

Se décidant enfin, elle opta pour un volume relié de cuir, mais dont le titre, comme gravé dans la couverture, était difficilement déchiffrable : On freedom

Il lui arrivait souvent, malgré les recommandations de Ma, de se promener en pensée sur les bords de la Godavari, avec Chandrashekar Babu. Elle avait alors sept ans, et se réjouissait d’avance des pakoras de légume que sa grand-mère préparait, et qui attendaient son retour pour être dégustés.

Le reste de l’après-midi se passa dans une douce indolence. A la tombée du jour, elle se leva pour préparer son repas, et s’offrit un thé au jasmin en guise d’apéritif.

Mardi

Elle entrouvrit une paupière. Le monde était flou, obscur et il piquait les yeux. Néanmoins, convoquant de toute sa volonté sa détermination endormie elle s’assit sur le lit, mais resta immobile quelques instant encore, les yeux clos. Une autre silhouette, assoupie, gisait parmi les couvertures. N’y prêtant aucune attention elle se leva et s’emmitoufla dans un peignoir. Son mari, andhra d’origine, comme elle, était un homme d’affaires prospère. Il l’avait épousé au cours d’une de ses visites là bas, il y avait six mois de cela. Sa famille avait décidé de la chose sans lui en parler, on ne lui avait appris la nouvelle que dix jours avant la cérémonie, elle avait dix-huit ans, lui la trentaine. Elle se dirigea vers la salle de bains.

Elle n’avait pas cru sa mère tout d’abord, les mariages arrangés étaient d’un autre siècle, du moins le pensait-elle.

Ayant fait couler un peu d’eau elle entra dans la baignoire, et après en avoir pris un peu dans ses paumes, commença à psalmodier : aum bhur buvah svah... Tout comme son nom, la Gayatri mantra semblait faire partie, des choses qu’elle avait l’impression d’avoir toujours sues. Petite déjà, lorsqu’elle rendait visite à sa grand-mère, toutes les deux se levaient à l’aube et allaient faire leurs ablutions ensemble dans le fleuve.

Une fois habillée, elle entra dans une petite pièce située au centre de l’appartement et dont les cloisons, en bois de santal, étaient sculptées si finement que l’on aurait dit de la dentelle. Au centre, sur une petite table d’ivoire trônait la statue d’une déesse tenant d’une main un arc, et de l’autre un épi de blé. Elle s’assit devant elle, ferma les yeux, et, les mains jointes, commença la litanie de ses noms.

La perspective de son départ l’avait beaucoup attristée, mais elle s’était consolée en pensant à la nouvelle vie qui l’attendait. Comme elle avait fait ses études au lycée français de Pondichéry, elle parlait couramment le français. Elle s’imaginait déjà faisant sans fin les courses aux Galeries Lafayette, et tenant, les jeudis après-midi, une sorte de salon, où l’on parlerait de mode et de littérature. Deux mois s’étaient d’ailleurs écoulés de cette façon, mais bien vite, elle s’était lassée. Dépression, mal du pays avaient dit les médecins. Rien de tout cela à son avis, l’inanité de l’existence lui avait sauté aux yeux, tout simplement.

Cette pensée ainsi que le souvenir de ces derniers mois l’effleura soudain, et un rire léger interrompit sa prière. Elle implora alors le pardon de la déesse et reprit sa psalmodie.

Mercredi

Le claquement de la porte d’entrée résonna dans l’appartement. Son mari venait de partir. Lentement, elle finit sa tasse de thé au lait, prenant le temps de savourer chaque gorgée. Son univers avait toujours été déserté par les sentiments. Comme la plupart des enfants de familles aisées, elle avait été élevée par des domestiques. De tous ceux qu’elle avait côtoyés, le seul qui avait manifesté à son égard un semblant d’affection était Chandrashekar, elle l’appelait Babuji en signe de respect. Il l’emmenait faire des promenades, cueillait pour elle des mangues mûres lorsque c’était la saison, lui offrait des perroquets en cage. Mais il était bien le seul, les autres, lorsqu’ils ne la détestaient pas, lui témoignaient la plus profonde indifférence. Petite, elle ne s’en rendait pas compte, et passait ses journées à jouer, seule. Puis elle avait grandi, et on l’avait envoyé en pension à Pondichéry.

Il était donc naturel, avait-elle pensé à son arrivée, qu’Aravind ne l’ait d’abord pas aimée. En effet, quoique tout à fait charmant, il ne ressentait aucun attachement particulier pour elle. Elle n’attendait d’ailleurs aucune affection de sa part et était partie car elle ne pouvait plus rester chez elle, l’hypocrisie ambiante dans sa famille la suffoquait.

Jeudi

Allongée sur un épais tapis afghan, elle écoutait les voix de ses voisins du dessus.

Tout, dans cet instant précis la séduisait.

Le tapis, en premier lieu : elle se plaisait à en retracer l’itinéraire, elle l’imaginait fabriqué par un maître soufi, quelque part dans les montagnes. Elle voyait ses doigts ridés mais encore habiles courir entre les cordes du métier à tisser. Aujourd’hui, il s’était installé devant chez lui. Il se tenait accroupi, et à sa gauche, dans une bouilloire posée sur un feu improvisé, son thé s’impatientait. De temps en temps, il souriait à sa femme, à leurs deux filles. Il faudrait bientôt les marier, elles aussi… Soudain, c’était l’heure de la prière _ le muezzin venait de se lancer dans l’une de ses cinq vocalises quotidiennes _ et il sortirait, comme de nulle part, un petit tapis de sa confection, qu’il déplierait d’un geste tranquille. Ce cher Ezedin se faisait un devoir d’appeler ses frères à la prière avec moult fioritures et ornements, tant et si bien que les voyageurs de la caravane de Mazar-i-Charif faisaient, disait-on, un détour pour venir l’écouter, songeait-il, la moustache légèrement tordue par un sourire vainement réprimé.

Assis sur les talons, mains tendues, le regard dirigé vers l’horizon, il commencerait : Allahou Akbar…

Ses voisins étaient quatre : un couple et deux enfants, deux filles ayant respectivement deux et six ans. La plus jeune allait le matin au jardin d’enfant, et l’après midi, une jeune femme la gardait. Celle-ci n’avait aucune patience. Chaque maladresse de la petite lui faisait perdre son calme, et elle vociférait presque sans discontinuer. La petite, ne parlant pas encore, pleurait, quelques fois seulement, en silence. Kunti, immobile, écoutait tout cela.

Un soir, lorsqu’elle avait seize ans, son père était rentré, accompagné d’un homme et de deux femmes. Alors que tous se dirigeaient vers le salon, l’une des femmes, ayant aperçu dans l’embrasure d’une porte une statue de déesse, alla s’incliner devant elle puis revint s’asseoir avec les autres. Elancée et majestueuse, elle avait un teint très clair et ses longs cheveux noirs contrastaient nettement avec l’étoffe de son sari blanc. Elle ne parlait ni anglais, ni ourdou, aussi elle ne pouvait-elle pas s’adresser à elle directement. Son père, cependant, parlait sa langue. Ils discutèrent donc longuement, et elle, bien que ne les comprenant pas, les écoutait attentivement, comme hypnotisée par la présence de cette femme.

Vers la fin de leur échange, celle-ci, qui paraissait la cinquantaine et dont les cheveux commençaient légèrement à grisonner, ayant fait signe à son père de traduire ses paroles, se tourna vers Kunti et l’appela : « Mon enfant ! ». Accourant immédiatement, elle s’assit à ses pieds, qu’elle toucha de la main droite. L’attrapant par le menton la femme plongea son beau regard dans le sien. Alors_ elle n’avait jamais compris ce qui s’était passé_ le monde s’était comme évanoui.

Elle riait, elle pleurait. Tout était « fondu » : il n’y avait plus « là : une lampe », « ici : un tapis ». Si on lui avait demandé de décrire ce qu’elle voyait, elle aurait répondu : « Blanc », pour ne pas avoir à dire : « Absence de couleur positivement éclairée ». D’ailleurs, elle n’avait rien dit à ce moment là.

Gisant sur le tapis, Kunti tremblait de rire.

Depuis ce jour, elle ne portait que du blanc.

Vendredi

Assise sur le sol parqueté de la salle de musique, elle avait devant elle un long étui de cuir. L’ouvrant d’un geste tranquille, elle en sortit un instrument à cordes.

Il était 18h00, l’heure associée au raga Jod et elle se mit à jouer, les yeux plissés, presque clos. Selon la légende, Jod avait le pouvoir susciter le feu.

Alors, elle oubliait tout pour ne garder que la conscience du rythme. Aucune autre chose ne comptait, si l’univers s’était écroulé, elle ne l’aurait qu’à peine remarqué. Cependant, dans des moments similaires, elle n’avait pas l’impression de s’absenter du monde pour quelques instants. Au contraire, c’était comme si il lui était accordé, pendant ces quelques minutes, de sentir la vie véritable. Musique : faille dans l’illusion universelle.

Son morceau terminé, elle resta quelques instants, immobile, contemplant les flammèches qui crépitaient devant elle.

Mentalement, elle s’inclinait devant son maître qui avait fait d’elle un Maître.

Puis, calmement, elle se leva pour les éteindre.

Samedi

Penchée à travers la fenêtre, elle regardait les passants, tout en se livrant à un jeu de son invention : il s’agissait de trouver une bénédiction différente à formuler pour chaque personne qu’elle voyait. « Que cette dame en rouge ait des enfants beaux et aimants. Que cet homme pressé voie sa fortune tripler de son vivant. Que cette jeune femme au bonnet bleu trouve un mari qui l’aime plus que sa vie. Que la renommée de ce petit garçon fasse trois fois le tour de la terre» Elle trouvait amusant de souhaiter de tout son cœur le meilleur à des gens qui ignoraient jusqu’à son existence.

Elle avait aimé son mari, et cela avait été une surprise pour elle. Etant donné les circonstances de son mariage, sa seule attente était qu’il ne la maltraite pas. Or la première fois qu’elle l’avait vue, elle avait cru fondre encore une fois. Aravind était grand, et ses yeux très bleus semblaient n’avoir pas de fond. Dans les nombreuses langues qu’il maîtrisait, il était d’une courtoisie sans faille, et s’adressait toujours à ses interlocuteurs avec un respect infini. Il s’habillait avec beaucoup de goût, son être entier était pour elle parfum et musique, peinture et poésie.

Elle avait déployé beaucoup d’efforts pour lui plaire, manifestant son attachement de mille façons. Mais il était resté de marbre. Un jour, elle avait tenté de l’enlacer alors qu’il passait, mais il l’avait repoussé. Déséquilibrée par le coup elle était tombée. Blessée dans ses sentiments, elle était restée prostrée là, pendant des heures. Depuis ce jour elle n’avait plus prononcé une parole et avait si bien anesthésié son cœur, qu’il lui semblait qu’elle n’avait plus rien ressenti depuis, ignorant sa présence, vivant comme un fantôme dans cet immense appartement vide.

Dimanche

Penchée sur un cahier à spirale dont elle couvrait les pages d’une minuscule écriture, elle tâchait de rassembler ses souvenirs, le plus rapidement possible. Il ne lui restait que peu de temps, elle en avait le pressentiment. La certitude de sa mort prochaine l’avait envahie soudain, alors qu’elle regardait par la fenêtre. Depuis, elle tâchait d’y condenser son passé réfléchissant à ce que sa vie avait été, tâchant de trouver, dans l’urgence, un sens à toute cette mascarade.

Ces derniers mois, il y avait eu des changements dans l’attitude d’Aravind à son égard. Il recherchait sa présence, ralentissait lorsqu’il l’entendait arriver en sens inverse dans le couloir, ne s’endormait pas avant qu’elle l’ait rejoint dans le lit. Elle avait perçu ces changements mais refusait toujours de lui parler.

Elle entendit soudain un bruit de clefs puis celui d’une porte que l’on ouvre. Celui de ses pas se rapprocha alors, progressivement, jusqu’à ce qu’elle puisse sentir sa présence dans son dos. Il contourna la table, tira une chaise et s’assit en face d’elle. Après avoir hésité une fraction de seconde, elle leva finalement la tête et se força à croiser son regard. Un reflet pâle dans ses yeux tristes servit de déclencheur, et contre son gré, elle fut envahie par toute la tendresse qui, lentement, avait crû en lui.

Tous deux se dévisageaient mutuellement en silence. Sept coups sonnèrent au clocher de Saint Etienne, elle se leva pour préparer leur dîner.

Lundi

La première sonnerie du réveil la sortit de son sommeil. Elle repoussa doucement le bras d’Aravind qui reposait sur sa taille. Entrée dans la salle de bain, elle eût un léger étourdissement et dut s’appuyer sur le rebord du lavabo.

A ce moment précis, le monde disparut à nouveau, mais, elle en avait le sentiment, de façon plus définitive cette fois. Dans une perception soudain élargie elle pouvait sentir en elle les pulsations du cœur des quelques personnes qui passaient à ce moment là dans la rue Soufflot, ainsi que, pendant une fraction de seconde, le souffle de son mari endormi. Il se réveilla alors en sursaut, ayant entendu un choc sourd. Ne voyant plus sa femme à ses côtés, il se précipita en direction de la salle de bains allumée. Elle sentit alors son cœur se briser de douleur à l’intérieur de sa poitrine : le corps de sa femme gisait sur le carrelage froid, au milieu d’une flaque de sang.

[sic]

Dimanche

Son corps avait été rapatrié chez elle, à la campagne près d’Hyderabad. Il avait été incinéré sur les ghats, à l’aube, et dans les buissons, les grillons semblaient célébrer l’évènement de tout leur cœur. Le prêtre, quant à lui, récitait les Ecritures de sa voix nasillarde.

Il était huit heures trente place du Panthéon, et des passants pressés manquaient leur existence, avec la plus grande minutie

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