mercredi 26 mai 2010

Nouvelle "Henri et Louis : Automne 1926 "

Les lourdes portes se refermèrent juste derrière lui. Il avait enfin pu entrer après avoir passé de nombreuses minutes à attendre debout dans la pluie et le froid que des places se libèrent. Après avoir gravi les marches et s’être incliné comme il avait pris l’habitude de le faire avec ses camarades devant l’Académie de Platon qui trônait majestueusement dans l’entrée, il rejoignit la grande salle où les étudiants s’agitaient en silence mais avec frénésie. Il s’était passionné pour la littérature antique dès son arrivée à Paris mais aussi pour l’Histoire, la Philosophie, la Scolastique. Aucune matière qu’elles proviennent des lettres humaines ou sacrées ne lui semblaient maintenant indifférentes. Il se voyait enseigner ou voyager ou siéger comme député à l’Assemblée… Les humanités répondaient à la soif de vérité et de bonheur qu’il portait au plus profond de lui-même, peu importe en quoi ou en qui il croyait lui-même, le savait il vraiment ? C’était un profond sceptique, bien que pourtant baptisé très jeune dans la religion catholique de ses parents, il ne pouvait se résoudre à faire ce pari tel que Pascal l’avait conçu et tel qu’il l’avait compris lors de ses cours de Philosophie qui le passionnaient. Il fallait voir l’allure de sa classe lorsque le professeur ouvrait la bouche, tous se taisaient et l’écoutaient. D’ailleurs, ce dernier n’admettait pas que l’on posât des questions, le seul « dialogue » qu’il tolérait se faisait par la médiation de l’écriture des « topos », libres exercices de réflexion et d’écriture philosophiques, qu’il corrigeait minutieusement et qu’il concevait comme les conversations de l’honnête homme. Parfois, il laissait ses élèves écrire une citation au tableau et se mettait alors à gloser dessus pendant près d’un quart d’heure, moment pendant lequel le temps inamovible de la classe semblait se suspendre, le bruit du dehors, les échos de l’actualité se faisaient alors entendre, et nous avions alors l’impression de participer pleinement à notre temps. Alain était un professeur assez extraordinaire. Mais cela ne faisait pas tout et il fallait bien travailler, c’est pourquoi Louis devait se résoudre à aller user les bancs en bois de la bibliothèque qui se trouvait en face de l’imposant temple républicain.

Tandis que la pluie se mit à tinter sur les carreaux des fenêtres du lycée de la rue Saint-Jacques, leur professeur se mit à corriger une version qu’ils avaient faite la semaine précédente d’un fragment de la République. Il parlait d’abondance et se plaisait à être écouté de la sorte.
Leur professeur de lettres classiques était un homme d’apparence sévère dont les épais sourcils se fronçaient dès qu’il prononçait le mot αρετή qu’il semblait avoir plaisir à écrire sur le tableau noir pour discourir à ce propos. Il se jetait alors dans de longues diatribes qui flattaient les jeunes esprits de ses élèves, lesquels se délectaient de ses paroles comme s’il déversait de l’ambroisie dans le réceptacle formé par leurs jeunes et vivaces esprits. « Si pour le Grec, la perfection c’est ce qui est harmonieux et plait, pour le Romain, c’est ce qui est fort, voilà ce qu’est la vertu ou l’excellence, celle que vous pouvez atteindre, mes chers enfants. » Sa vie tout entière tournée vers l’étude et la transmission, qu’il concevait comme un sacerdoce laïc ne faisait sens que lorsqu’il arrivait à leur inculquer les humanitas, pour faire d’eux d’honnêtes hommes prêts à défendre à nouveau leur patrie si celle-ci se trouvait en danger. Reprenant et commentant le texte traduit, il se lança dans un parallèle audacieux entre l’avènement de la démocratie athénienne qui conduit les citoyens à se désintéresser de la chose commune avec le système parlementaire qui prend en charge, presque dans ses moindres détails, la vie de nos concitoyens abolissant toute implication personnelle. « Regardez les Français, par exemple lors des dernières élections, devrais-je parler plutôt de la valse des présidents du Conseil auxquels on a assisté passivement, ils se comportent comme on le ferait lors d’un grand prix hippique. Le plaisir de prévoir, celui de parier et peut-être aussi l’espérance ou l’appétit immédiat (tyrannie à l’œuvre des « épitumias » dont je vous parlais, chers enfants) d’un profit personnel leur fait perdre de vue tous leurs pouvoirs de citoyen. Ils oublient qu’ils peuvent agir et par là même modifier la fortune qu’ils subissent, les Français épient les événements au lieu de les faire et marquent les coups au lieu de les porter. Mais vous, élèves ambitieux, choisis et choyés, vous serez un nouveau souffle pour notre pays, par votre mérite et votre travail, vous deviendrez l’élite dont manque tant la nation, usurpée par une bande d’arrivistes opportunistes. »

Sa verve laissa une impression vive sur ces jeunes esprits qui l’écoutaient religieusement.

Et ils se remirent à la tâche. Pendant que ses élèves traduisaient des fragments de l’Iliade, il vit défiler en sa mémoire de terribles images, des rangs parsemées de chaises vides et une absence cruelle, lourde, au retour de cet effroyable conflit qui coûta la vie d’un tiers de ses anciens étudiants.
Les élèves des derniers rangs étaient en train de chahuter, l’un d’entre eux avait renversé son encrier, l’indélébile liquide violet avait éclaboussé la blouse blanche de ceux qui se trouvaient sur les rangées latérales. Un camarade, plus âgé, se retourna et leur souffla de se taire tandis que Pierre-Henri tendit spontanément son mouchoir, qui pourrait faire office de buvard, afin d’éviter que la situation ne s’envenime.
Avant que la cloche ne se mit à sonner et que la classe tout entière se joignit au concert ambiant comme à l’accoutumée, leur professeur qui avait assisté à la scène sans broncher, eut le temps d’inscrire encore un vers en haut à droite du tableau à l’attention de ses meilleurs hellénistes avec lesquels il partageait certaines affinités ou accointances particulières. « Je vous quitte sur ces paroles d’Ulysse, le plus sensé de tous les Grecs, au revoir, chers fils » leur lança t-il avec un sourire mystérieux en fermant sa sacoche lorsqu’il se dirigea vers la porte.
— Le commandement de plusieurs n’est pas bon, qu’il y ait un seul chef /Un Roi
(avait-il écrit en grec) Iliade, Homère Chant II vers 204-205.

Qu’entendait-il par là? Comme notre héros était bien incapable de traduire Homère de tête, il griffonna la phrase dans un coin de son cahier et se dit qu’il la méditerait quand il en aurait le temps.
Leur professeur d’Histoire André Bellessort semblait lui aussi en proie à une certaine agitation lorsqu’il entra dans la classe. Quelles sont donc leurs préoccupations ? se demandait Henri.

Une poignée de jeunes gens, étrange cénacle séduit par les idées nouvelles, parcouraient la littérature à la recherche d’un nom qui leur conviendrait, un nom qui sût exprimer avec force leur volonté de se démarquer des thélèmistes et autres anarchistes, un nom belliqueux comme celui de ceux qu’ils étudiaient et admiraient tant. On discuta longuement celui de « brigade » puis de « section ». L’idée était de créer un nom qui puisse les rassembler tous, les magnoludoviciens, et pourquoi pas les éternels rivaux des lycées voisins du Marais, de Saint Lazare et même ceux de la montagne sainte-Geneviève, tous les khâgneux carlomagniens sous une même bannière lors du défilé des Camelots. Voilà qui ferait de l’effet et qui éblouirait le grand Charles M., se disait Henri qui voulait apparaître comme l’instigateur secret de cette manifestation « spontanée », il se disait même prêt à être appréhendé par les autorités, s’il le fallait.

L’un d’eux, Maurice, le plus âgé -il en était à sa troisième khâgne- était connu pour être un homme d’expérience. Il avait été de tous les combats pour mobiliser les étudiants contre la nomination de Georges Scelle qui devait enseigner à la faculté de droit de Paris. Pour lui, il était évident qu’il ne s’agissait là que d’une nomination politique. Cette soi-disant République des professeurs décrite par Thibaudet n’était à l’évidence qu’une république des camarades, des magouilles politiques et des francs-macs. Et tout cela au détriment d’un candidat catholique de renom, Le Fur, l’historien, évidemment. Nous l’écoutions tous avec ferveur quand il racontait ses escapades dans l’enceinte universitaire aux premiers jours du printemps. Il avait même été blessé, selon ce qu’il racontait, lors de l’irruption de la police, mesure exceptionnelle pour une situation qui semblait l’être tout autant. Pour empêcher ce moribond de faire cours, Calzant, les étudiants juristes et les camelots les plus audacieux s’étaient retranchés dans l’amphithéâtre principal de la faculté et y avaient tenu un siège pendant plusieurs jours. Maurice avait, selon ses propres dires, jouer un rôle décisif dans cette affaire puisque que c’était lui qui était chargé de les ravitailler en vivres et en munitions ; étant interne au lycée, il avait un laissez-passer et la police ne semblait pas prêter attention à ces allez et venues dans la rue Saint Jacques et le long de la place sauf lorsque les assiégés prirent d’assaut le commissariat d’en face et y enfumèrent à l’aide de bombes fumigènes et de boules puantes les agents, terrés comme des taupes. Si l’anarchie semblait régner, c’était avant tout pour défendre l’honneur de la patrie et les valeurs de l’éternel royaume de France… Avec Georges, la canne au point, il s’en prenait aux jeunes excités de l’exaspérante LAURS. Et une fois encore, la place du Panthéon l’emportait sur la rue d’Ulm. Pierre-Henri se permit de l’interrompre pour lui demander ce que signifiait cet étrange sigle qu’il venait de mentionner, il lui répondit alors d’un ton énergique : « Avec ce nom barbare et ridicule…ils prétendent être la Ligue d’action universitaire républicaine et socialiste, un groupuscule d’étudiants de gauche emmenés par l’agitateur pacifiste Pierre Mendès-France, celui-là même qui fit faire un procès à Calzant après le chahut de février au Procope ; entre-nous, moi je dirais plutôt que c’est la lamentable arnaque utopiste républicaine et socialo-communiste ».Et il éclata de rire. Henri n’osait rien dire, il était fasciné et rêvait lui aussi d’un coup d’éclat. Le reste de la khâgne de Louis-le-Grand, favorable au Cartel des Gauches, était en majorité rétif et même hostile aux idées maurassiennes.


Arpentant la Montagne Sainte-Geneviève, Louis, cet étudiant venu des environs d’Amboise, au fin fond de la vallée de la Loire, se plaisait à rêver, laissant sa pensée s’égarer parmi le flot incessant des passants et les façades des vétustes édifices. En passant près de la rue Neuve, il ne put s’empêcher d’aller faire un tour dans l’église peu distante de Saint-Etienne-du-Mont dont sa mère lui avait, autrefois, tant parlé. La lumière du jour, à cette heure, s’estompait, aussi sa première impression fut-elle celle d’une nef vaste mais sombre. C’est avec émotion qu’il pénétra dans le chœur, contourna le jubé majestueux et flamboyant, et à la croisée du transept, il se dirigea vers les deux piliers qu’il connaissait par leur histoire bien qu’il n’ait pas encore vu gravé le nom de leurs deux illustres paroissiens : l’un dramaturge et poète classique -Racine-, l’autre, mathématicien et philosophe, Pascal, peut-être même l’un des plus grands mystiques. Oscillant entre certitudes, joies et doutes profonds, Louis se débattait intérieurement. Ses études particulièrement denses en cette année cruciale le travaillaient plus que lui-même ne le faisait.
Rigueur, réflexion articulée, raison n’étaient-ce pas là des valeurs contraires à l’exaltation du cœur, à la compassion, à la charité ? Non, oui, il n’arrivait pas à se décider. Il attendait, peut-être, recueilli derrière ce pilier, l’illumination soudaine, la révélation ineffable, la certitude qui ne laisserait plus de place aux doutes et aux hasards d’une vie agitée comme il en avait été pour ce poète dont il ne se rappelait plus le nom, un soir de Noël quarante années auparavant. La porte de la sacristie s’ouvrit, la cloche sonna, le bedeau en sortit portant dans ses bras maints objets que Louis n’arrivait pas à distinguer, dans une main un ciboire à moins qu’il ne s’agisse là d’une navette et d’un encensoir, dans l’autre, il tenait sa redoutable verge, signe de sa fonction.

La nuit était déjà tombée lorsque le jeune homme se rendit dans son lieu d’étude habituel, tellement comble qu’il chercha une place pendant de longues minutes où il dut même aller, du côté des Sciences Dures, voir s’il ne restait pas une table libre. Il n’en fût rien, il hésita un instant à rebrousser chemin lorsqu’il aperçut sur sa droite, près des étagères de Budé, un garçon qui emportait ses affaires laissant derrière lui un siège encore chaud et de fait libre. Il s’empressa d’y prendre place et dans son élan, il fit tomber, par mégarde, les livres empilés sur la table, qui se répandirent sur le plancher dans un énorme fracas. Ce vacarme lui valut la réprobation du censeur qui le menaça d’un avertissement. Le garçon situé à sa gauche n’avait pas bronché tellement il semblait concentré sur sa version grecque. Louis, très consciencieux, attendit qu’il levât son bras de sa page pour se confondre en excuses auprès de lui car il était évident qu’il l’avait gêné. Par délicatesse, ce dernier n’avait effectivement pas bougé. En reconnaissant l’ouvrage de Thucydide, Louis lui dit « Toi aussi, tu es en khâgne, si je ne m’abuse, pourtant je ne crois pas t’avoir encore déjà vu ?». – « J’ai l’air si petit derrière mon Bailly ? lui lança Henri, en souriant d’un air goguenard tandis qu’il l’aidait à ranger ses affaires sur le pupitre. La tablette pouvait s’incliner ce qui permettait alors de garder son dictionnaire à portée de main pour peu qu’on laissât un espace suffisant dans l’encoignure. Les deux compères, alors même qu’ils ne s’étaient pas encore présentés l’un à l’autre, se mirent à évoquer des figures qui avaient pu se retrouver à leur place dans les siècles passés quand la bibliothèque était encore un collège. Féru d’Histoire, Henri voulut par sa science impressionner son camarade. Un autre temps que celui-ci, mon cher, ce collège de Montaigu, qualifiée « de pouillerie » par Rabelais dans Gargantua si tu t’en souviens, était célèbre pour son rayonnement intellectuel et sa discipline. C’est le moins que l’on puisse dire d’après ce dernier, Erasme et l’hérétique Calvin. Louis semblait l’approuver car il l’ignorait. Il évoqua néanmoins lui aussi des figures qu’il appréciait, celles de Pierre Favre et d’Ignace, tous deux étudiants de Sainte-Barbe qui partagèrent leur chambre et lièrent leur vie en fondant la plus fameuse et la plus décriée des Compagnies.

-Si je sais cela, c’est peut-être parce que j’étudie dans une ancienne abbaye, au lycée Henri IV, à côté ! Et pourtant, ce qui est drôle, c’est que je m’appelle Louis ! Pas mal, non ? » Son ami, croyant qu’il plaisantait lui rétorqua -Quelle drôle de coïncidence, je me prénomme Henri, j’étudie à la khâgne magnoludovicienne bien que je ne sois pas jèze pour un sou. Amusés par leur antinomie patronymique, ils sympathisèrent presque instantanément sous les voûtes métalliques dans la pénombre qu’éclairait fébrilement un rayon de lune. De jour en jour, à force de fréquenter assidument la bibliothèque pour former leur balbutiante raison qui n’en était qu’au premier stade de formation, ils se firent part de leur attrait mutuel pour l’étude du grec, du latin, de la philosophie, des humanités. Et se découvrirent de plus en plus d’affinités. Si bien qu’un jour qu’ils avaient travaillé jusqu’à la fermeture, Louis proposa à son ami de prolonger leur soirée autour d’un verre dans la rue des Cannettes ; Henri accepta et à l’inverse de ses principes, décida de se faire porter absent au diner de l’internat. Ils croisèrent dans la rue des camarades de Louis : les deux Simone, René et Jacques, tellement absorbés par leur discussion qu’ils ne les remarquèrent même pas. Ce petit groupe qu’on appelait parfois chartiéristes aimait prolonger les leçons de philosophie par des causeries et des conversations mais aussi par des travaux écrits que leur professeur corrigeait ensuite avec intérêt et minutie. Alain leur répétait sans cesse « qu’il n’y a de progrès pour nul écolier au monde, ni en ce qu’il entend, ni en ce qu’il voit, mais seulement en ce qu’il fait » et c’est bien pour cette raison qu’il les encourageait à lire des textes, à s’en imprégner, à prendre pour modèles ceux qui leurs semblaient exemplaires dans le respect des convictions de chacun. Il était exigeant dans ses incitations à penser librement et surtout à écrire tout en se maitrisant « Sachez vous limiter, ne faites pas de brouillon et s’il le faut, comptez à l’avance les lignes ou les pages ». Louis, qui peinait tant à aligner les phrases sur son cahier, lesquelles ne formaient qu’un « énigmatique galimatias », remarque de son inflexible enseignant, ne tarit pourtant pas d’éloge à l’égard de ce maitre, cet éveilleur d’esprit, qui refusait tout endoctrinement malgré son aura. Ce radical, cet athée (il avait dit en classe avoir perdu la foi mais conservait du respect pour l’esprit de religion), avait pour disciples attentifs des jeunes gens de divers horizons, bourgeois et modestes, des catholiques, des marxistes, des sceptiques et finalement fort peu de radicaux. Henri l’écoutait avec attention bien qu’il se méfiât des discours prétendument humanistes. Puis, ils se quittèrent, il était déjà tard.


Est-ce le temps qui passe ou nous qui passons ? Le professeur d’Histoire, passa sous l’horloge, sa serviette sous le bras, descendit la rue Soufflot d’un bon pas et se rendit au jardin du Luxembourg, situé en contrebas. Un groupe de jeunes gens de bonne tenue, cannes, gants et chapeaux, avaient pris coutume de se retrouver sous les marronniers et l’attendaient. Monsieur Bellessort discuta un moment avec eux. Ils commentèrent l’actualité, l’affaire Petlioura et le procès, pas encore instruit et déjà commenté dans la presse. Quelles pouvaient bien être les motivations de ce Juif, soutenu par l’Humanité qui avait abattu un Hetman de Cosaques un soir de mai dans un café de l’angle du boulevard St-Mich’ et de la rue Racine ? Ils commencèrent à lire ensemble et à haute voix L’écho de Paris. « A coup sûr, c’est un agent bolchevique ! » lâcha l’un d’entre eux. D’autres, s’impatientant de ne pas voir arriver le nouveau numéro de leur revue, censé avoir paru depuis déjà quelques heures et que devaient apporter les novices s’inquiétèrent. Peut-être, avaient-ils eu des ennuis en chemin ? On s’indiqua le lieu et la date de la prochaine réunion, le thème serait différent cette fois. –A jeudi prochain ! Les feuilles des arbres se détachaient l’une après l’autre et tournoyaient tandis que l’on entendait le bruissement du vent dans les allées qui étaient peu à peu désertées. On entendit les agents siffler la fermeture. Il fallait sortir. C’est alors que les garçons aperçurent tout un groupe de jeunes filles qui traversaient la rue de Condé, portant sur elles, des blouses de travail beige où était brodé un nom, celui de leur lycée de la rue de l’Eperon, celui d’un illustre homme de Lettres, au point de croix. L’une d’elles, qui portait un béret basque de travers et des souliers à semelles crêpes, attira leur attention et leurs commentaires. Leurs mères ne les habillaient donc plus, les idées libérales avaient finalement réussi à s’immiscer là où l’on s’y attendait le moins, les femmes pourraient un jour nous concurrencer voire même contester l’autorité maritale ! Une des vieilles demoiselles, vêtue d’une cape grise et chargée de les surveiller, se permit de la réprimander au vu et su de tous, avec d’autant plus de vigueur qu’elle voulait faire preuve d’autorité, elle se savait observée. Il ne lui en fallut pas plus pour la prier de se changer en adoptant une tenue plus décente dès son retour chez elle. Une telle attitude pouvait mériter une lettre recommandée, admonestation envoyée le jour même au domicile parental. La jeune fille baissa les yeux tandis que les autres mirent leurs mains sur leurs oreilles afin ne pas entendre les remarques déplacées que la gent masculine essayait de leur glisser.
Henri courut le long des grilles du parc, maintenant fermé, et atteignit ses condisciples au niveau des arcades de style néoclassique du théâtre Odéon qui lui faisait face. Fier comme Artaban, il s’enorgueillit d’avoir participé à sa première vente à la criée, celle de la gazette indépendante et libre du clan auquel il se soumettait. Maurice vanta son endurance et le félicita d’avoir su rester impassible lors de l’altercation qui les avait retardés. Des sillonistes, chrétiens ralliés, les avaient en effet invectivés sur le chemin, les traitant d’antichrétiens, d’amoralistes et voulant les prendre à parti au sujet de la lettre du cardinal aquitain. « Vous avez bien fait de ne pas vous arrêter, ce pamphlet qui se dit papiste, ce honteux réquisitoire qui voudrait diffamer les dirigeants de notre noble mouvement, en les accusant de vouloir restaurer le paganisme avec toutes ses injustices et ses violences, ne les atteindra pas. Nous y veillerons. » Maurice donna une tape affectueuse dans le dos d’Henri et accrocha un petit lys blanc à son veston en guise de remerciement. Loyauté et détermination, telles étaient les valeurs d’un vrai patriote. Toutefois, l’ainé recommanda à son protégé de se doter d’une petite badine. Il se pourrait qu’il ne soit pas là, la prochaine fois pour l’épauler.

Empli d’enthousiasme pour la cause nationale, Henri devint plus assidu aux cours d’éducation physique, se mit à porter des bottes de cavalier, des guêtres blanches et élargit son cercle d’amis à tous ceux qui portaient l’insigne doré. Un jour, rentrant plus tard qu’à l’accoutumée, il aperçut Louis, assis d’un air songeur sur les bords de la fontaine inscrite récemment comme monument historique, ils se saluèrent chaleureusement et se racontèrent leurs semaines passées. Le travail s’accumulait et leurs activités divergentes, ne leur avaient pas donné le loisir de se revoir. Le jeune provincial disait profiter de ce jour de congé pour découvrir Paris au hasard des sorties, des flâneries sur les quais, de la programmation des musées. Il attendait quelqu’un pour aller écouter dans une cave un enregistrement de jazz américain, il espérait pouvoir entendre Joséphine Baker si ce n’est la voir danser le charleston.

Henri ne comprenait pas ce que Louis pouvait bien trouver à faire dans le milieu décadent de cette jeunesse « surréaliste ». Il insista longuement avant de convaincre Louis de l’accompagner le jeudi suivant à une des réunions de la rue Saint-André.


La rencontre des Camelots avait lieu au numéro 33 de cette rue. Contrairement à ce qui était prévu, personne ne l’attendait. Louis hésita un moment avant de se décider à franchir la porte cochère, il pénétra dans la cour pavée et observa le panneau de liège située à droite de la porte du concierge. Aucun nom, ou du moins rien qui ne laissât supposer qu’il y avait au deuxième étage de cet hôtel particulier du XVIIIème siècle, toute une clique de dissidents estudiantins qui complotaient contre l’Etat républicain. Il monta une à une les marches de l’escalier, précédé par un couple de jeunes gens distingués qui le laissa entrer en premier dans le spacieux appartement aménagé pour l’occasion. Des fauteuils, des tabourets et des couvertures recouvraient le parquet poli. Dans le vestibule, on lui demanda la somme de cinq francs et il reçut un jeton en échange de son pardessus. Louis reconnut quelques visages parmi cette imposante assemblée de garçons baraqués, aux cheveux extrêmement bien coupés et qui le regardaient d’un air qu’il jugea inquiétant. Henri le salua et demanda à l’inséparable Maurice de placer son invité tandis que tous écoutaient l’orateur qui, juché sur une caisse en bois, dénonçait avec véhémence les collusions des ministres en exercice et des milieux financiers, la flambée du coût de la vie à cause du redressement du franc, en particulier celle des modestes artisans et paysans, des salves d’applaudissement scandaient chaque respiration de sa longue période. Son exposé ou plutôt son harangue atteignit son acmé, tant les huées et les ovations redoublèrent à ce moment là, lorsqu’il accusa les intellectuels français de pactiser avec l’ennemi germain dans une invraisemblable tentative de rapprochement, qu’ils nommaient, non sans ironie, d’amitié. Louis en vint presque à défaillir tant la violence des propos qu’il entendait à l’encontre d’hommes respectables, heurtait sa sensibilité. On s’en prenait au « Suisse », l’écrivain Romain Rolland, considéré comme un « métèque » après son exil, on critiqua ouvertement le gouvernement Poincaré et tous les dreyfusards. Reprenant les propos de leur chef de file, on parla même de « faire couler le sang de chien du Blum » …
Visiblement troublé par l’extrême virulence des exhortations et le déchainement des animosités, Louis chercha à gagner la sortie, -il n’avait rien à faire ici- se dit-il lorsqu’un des livres de la bibliothèque attira son regard : Le dilemme de Marc Sangnier de C. Maurras (1906). Jean l’aperçut et lui fit signe de s’approcher. Dans le petit cabinet qui servait de salon privé, il le fit asseoir et ils se confièrent leur malaise réciproque. En ouvrant au hasard une page de l’ouvrage qui les réunissait, le jeune de Fabrègues sourit lorsque Louis lut cette phrase qui le hantait chaque nuit ou presque, depuis la condamnation pontificale de L’Action française « Pour un esprit dégagé de toute superstition, un impérieux dilemme doit tôt ou tard se poser : ou le positivisme monarchiste de l'Action française ou le christianisme social du Sillon ». Ils évoquèrent ensemble les espérances soulevées par le congrès international de Bierville au cours de l’été, la paix semblait possible si l’on mettait toutes ses forces à la construire en dialoguant plutôt qu’à se perdre en paroles néfastes et unitaires. Louis avait entendu parler de ce rassemblement pacifiste, qui avait eu lieu dans la propriété du fondateur de la Jeune République, par Madeleine, jeune fille qu’il fréquentait depuis peu. Comment croire à la Paix alors que l’on découvrait jour après jour dans la presse, l’existence de massacres en Ukraine et de guerres incessantes? Henri interrompit brusquement leur conversation et les invita à les rejoindre dans la rue, l’action était imminente: banderoles, affiches, tracts, tout était prêt pour la manifestation organisée contre la relaxe présumée de Samuel Schwarzbard, le meurtrier de l’assassin ukrainien. Les Camelots marchaient au pas cadencé en direction du café où Simon Petlioura était tombé. Des communistes surgirent d’une impasse, armées de bâtons. La bagarre semblait inévitable. Les « Rouges contre les… » C’est alors qu’apparut Madeleine, tenant par la main Larissa, sa camarade de classe d’ordinaire la plus fière et la plus blanche des Russes du Lycée Fénelon, vêtue d’une mantille noire qui recouvrait ses nattes en signe de deuil . Cette « princesse lointaine » pour laquelle elle éprouvait de l’affection était la fille du commandeur suprême de l’Armée qui avait provoqué les pogroms et engendré, malgré lui, par sa mort en plein jour, la création d’une Ligue contre l’antisémitisme, d’un élan fraternel pour l’amitié entre les peuples qui dut se battre sans cesse pour ne pas rester lettre morte. C’est du moins ce que l’on peut lire entre les lignes d’un article jamais publié.





Profitant des congés d’hiver, tandis que les flocons recouvraient les faubourgs parisiens d’une toile de laine cotonneuse, pèlerine teintée, ici et là, d’une couche grisâtre qui maculait de sa noirceur ce qui aurait pu rester immaculé, la plupart des étudiants avaient retrouvé leurs pénates originelles. Louis et Madeleine restèrent dans la capitale pour préparer ensemble et laborieusement le concours, ils se réjouirent néanmoins du geste fort envoyé par Rome, il était temps de dissocier l’ordre chrétien du désordre réactionnaire. Pour eux, en effet, c’était maintenant une certitude, une conviction profonde et intimement partagée, le spirituel ne manquait pas de charnel. Lorsqu’ils se rendirent tous deux à la châsse génovéfaine, confier leur union prochaine, née tout près du lieu de résidence éternelle de la vieille et sage sainte, ils aperçurent, derrière un pilier, Henri qui communiait.

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