mercredi 26 mai 2010

Nouvelle " Mise à mort "

Courir. Courir. Encore et toujours. S’échapper ou mourir. Implacable loi.
Un homme émergea brusquement de la rue et tourna en chancelant. Il haletait et l’on pouvait voir dans ses yeux une peur, une peur aussi ancienne que la vie, mais trop longtemps oubliée par l’humanité : la peur du prédateur. L’homme redevenait bête, et des milliers d’années d’évolution laissaient place à l’instinct. Instinct brutal, abâtardi, affadi, certes. Mais, borborygme de la nature, cet instinct de survie était bien plus puissant que toutes les barrières de la conscience humaine. Il savait qu’il n’avait aucune chance d’en réchapper, et pourtant il courait encore. Sa vie était accrochée à ses jambes, à ce sol, à ces façades qui défilaient. Et le sol avait beau être rocailleux, reste de pavés autrefois ordonnés, et les façades avaient beau être délabrées, elles qui avaient reflété l’intelligence, tout cela représentait encore – mais jusqu'à quand ? – son dernier lien avec la gloire, avec la beauté, avec la terreur, avec le dégoût, avec la vie enfin !
Il entendait autour de lui, perdus dans les ruelles, les claquements secs des sabots des chevaux des chasseurs. Il les sentait se rapprocher inexorablement : lui, petite proie à pied et sans arme, il n’était là que pour satisfaire leur envie de sang, à la fois sans danger à affronter et plus intéressant à traquer qu’un animal. Dérisoire hommage à la raison humaine : peu réconfortant pour la proie et incapable d’être salué à sa juste mesure, avec assez d’ironie et de cynisme, par les prédateurs. Le bruit résonnait dans le quartier désert.
Il dévalait maintenant ce qui s’était appelé rue Saint-Jacques, et qui ne portait plus comme nom que sentier des Anciens. Il se jeta à droite et s’engagea dans l’artère, tournant le dos aux barbelés infranchissables, qui ne laissaient de toute façon place qu’à un immense cratère nu, exhalant parfois des vapeurs méphitiques, se dirigeant résolument – d’autant plus résolu qu’il n’avait pas le choix – vers un vieux bâtiment en ruine, trônant au centre d’une place vide. Au sommet de ce bâtiment se balançait mollement une demi-croix – sans doute symbole de quelque direction, se dit-il en jetant un coup d’œil – à peine retenue par quelques lambeaux de pierre, et qui oscillait quand le vent devenait trop fort, comme aujourd’hui. Toute la partie droite de la coupole s’était écroulée, laissant un trou béant, ouvert aux quatre nuages ; par contre, la partie gauche et le centre résistaient encore – pour combien de temps ? – aux assauts combinés des pluies acides, nouvelle érosion, et de la gravité. Les portes étaient toutes condamnées, remplies de coupole ou délabrées, dangereuses. Quant au fronton, il était délavé et même la roche n’avait pu conserver intacte les inscriptions qui y étaient gravées. On ne lisait plus qu’un début abscons et une fin abstruse : « Aux grands hom… » couronnait un côté, « naissante » abattait l’autre.
Il ne chercha pas à se cacher dans le vieil édifice inabordable, et longea les murs bosselés, probablement par une longue flamme. Malheureusement, les autres rues donnant sur la place avaient depuis longtemps disparu, barrées, comme la plupart des boulevards de Palemuse – le nom donné à la ville qui s’était, disaient certains érudits âgés et vénérables – plus âgés que vénérables –, jadis appelée Paris, au tout début du Grand Âge, et qui avait perduré jusqu’à aujourd’hui. Il fit un tour complet de la place et voulut sortir de cette impasse. Le silence avait remplacé le bruit des sabots. C’était d’autant plus angoissant. Pas un seul son ne s’élevait du quartier. Mais il savait qu’ils n’avaient pas abandonné la poursuite, juste bandé les pieds de leurs montures pour arriver silencieusement. Il perdait son seul repère : désormais, chaque recoin pouvait cacher un ennemi. Et inutile d’espérer entendre un cri de rassemblement : chacun des chasseurs jouait pour lui et était prêt à sacrifier les autres pour avoir l’honneur de tuer la proie.
Il replongeait dans le sentier des Anciens quand le soleil apparut, les nuages grisâtres s’étiolant en un instant. Ce fut comme une nouvelle aube : les couleurs semblèrent arborer des lumières redoublées, et chaque objet resplendit d’une ardeur étrange. Il se rendit alors compte que ce qu’il avait pris pour une couche de cendres par terre était de la neige : tout était recouvert d’une lourde cape blanche. Il eut un frisson, non pas de froid, mais de respect. Instinctivement, il inclina la tête de quelques centimètres. La blanc était la couleur du pouvoir, et qui ne ployait pas devant le pouvoir était condamné à disparaître.
Le roi de Palemuse avait pris pour emblème l’ancien symbole de pureté et l’avait souillé d’éclaboussures écarlates. Au sens figuré. Au propre, les drapeaux étaient toujours éclatants de candeur, de limpidité. Les uniformes étaient blancs, les nobles étaient blancs, le roi était Blanc : tel était son nouveau titre, et les chroniqueurs parlaient de Valmyre Ier, Blanc de Palemuse. C’étaient d’ailleurs les seuls à en parler, car on préférait se taire, de peur d’être accusé « d’activisme de sujet-traitre » – une autre création du régime. Mais, et il en était la preuve vivante – sans doute plus pour longtemps – se taire et suivre docilement les ordres ne suffisait pas pour pouvoir être épargné et préserver son obscure vie.
Les fastes du pouvoir aveuglaient le peuple, et le peuple était mis à contribution pour servir ces fastes : ces nobles qui s’ennuyaient voulaient parfois changer la nature de leurs chasses, las des oiseaux, en pensant y trouver un remède contre leur mal insidieux. Et certains se prenaient au jeu, désirant toujours plus de chasse à l’homme : ils prenaient le premier qui passait, le jetaient dans un quartier, vidé pour l’occasion, et la poursuite commençait. Il n’avait jamais entendu dire que quelqu’un ait survécu.
Un homme se retrouva nez à nez avec lui, au coin d’une rue et surpris, voulut lever son arbalète, mais ils étaient trop proches pour pouvoir tirer. Saisissant sa chance, il mit ses mains autour du cou du chasseur et, ses forces décuplées par l’angoisse, commença à serrer. Une courte mais violente étreinte mortelle s’engagea. Il essayait de faire le moins de bruit possible pour ne pas attirer les autres, tandis que le chasseur se débattait de plus en plus faiblement, tâchant de desserrer l’étau implacable qui l’oppressait, gargouillant quelques appels à l’aide inutiles.
Le corps tomba, vite enfoui sous la blancheur sourde. La proie respira un peu mieux. Il était à présent armé et la neige empêchait d’entendre ses bruits de pas, comme elle l’avait empêché d’entendre les sabots des chevaux. A ce propos, où était celui du mort ? Etait-il venu à pied pour ne pas être vu, son manteau se confondant avec le sol, ou venait-il juste de laisser sa monture derrière lui ? La première solution semblait juste, puisqu’il ne voyait rien. Il dépouilla le mort de son manteau et repartit, cherchant une sortie : même en éliminant tous les chasseurs, ce qui devenait possible avec ce manteau et cette arme, il ne pourrait pas sortir d’ici.
Dissimulé, il longeait les murs. Il entendit un bruit obscur et se jeta violemment sur le côté, tombant brutalement dans la neige pesante. Ce réflexe lui sauva la vie : à l’endroit où il se tenait auparavant s’élevait à présent un roc. Il leva les yeux : les bâtiments se dissolvaient de plus en plus vite. L’idée le frappa : en allant sur les toits, personne ne le trouverait, et il pourrait s’échapper. Un rictus flotta sur son visage : la proie peut devenir le prédateur si on lui en laisse l’occasion. Et l’occasion arborait ses flambeaux, son oriflamme bercée par le vent vital.
Mais il fallait trouver un moyen d’accéder jusqu’aux toits : il scrutait les murs, guettant le moindre point d’ancrage, et peut-être, qui sait ? une échelle. Inutile de se précipiter : certes le temps jouait contre lui, mais il fallait rester sur ses gardes. Entre une mort probable si on le trouvait et une mort certaine mais stupide parce qu’il courait, la première était encore préférable.
Voilà ! Une gouttière subsistait encore et permettait d’accéder à un surplomb peu élevé. Et de là, le toit lui tendait ses bras décharnés. Il vérifia une dernière fois qu’il n’y avait bien personne aux alentours et commença l’escalade. Une escalade ardue, où les pieds dérapaient sur le mur humide, où les doigts glissaient sur le métal, recouvert d’aspérités mais de glace. Mais une escalade possible. Il pouvait réussir. Il avait oublié un dernier facteur : son poids. La gouttière émit d’abord de sinistres craquements, puis se courba lentement, avant de se briser.
Etalé sur le sol, les bras en croix, il maudit intérieurement la fragile gouttière. Puis s’assit rapidement pour retrouver l’arbalète tombée au cours de la chute, ses yeux parcourant l’étendue d’albâtre. Où diable était-elle ? Enfin il la vit, abandonnée à quelques mètres de lui, reposant délicatement. Il voulut s’élancer pour l’atteindre.
Il sentit la pression froide d’un canon sur l’arrière de son crâne. Son regard s’égara, des gouttes de sueur coulant follement sur son front. Une voix railleuse s’éleva dans son dos :
« Mais qui voilà ? Alors, on voulait nous fausser compagnie par les hauteurs et brouiller le plaisir du jeu ? Mais, mon petit ami, c’est scandaleux, cela. Oser priver de leur seule joie une dizaine d’hommes pour votre pauvre peau : quel égoïsme ! Non, voyez-vous, acceptez sereinement votre destin : vous êtes en bas de l’échelle, il faut y rester. A ce propos, vous avez soulevé l’irritation de certains en tuant notre camarade : mais comme je suis clément, je ne vais pas vous livrer, afin de vous éviter les diverses tortures prévues.
Franchement, comment avez-vous pu croire avoir une chance de vous en sortir ? Quel orgueil ! Pourtant, vous saviez bien que nul ne peut contester l’ordre de Palemuse.
Le blanc gagne toujours. »
Il eut juste le temps d’entendre le claquement du percuteur sur le révolver.

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