La clé d’Ibrahim
Je
me sens impatient lorsque j’arrive près de l’atelier d’Ibrahim. Le
rideau, sali par la poussière et les années, marque l’entrée d’un petit
atelier, presque invisible, coincé entre une maison et une épicerie.
Je
soulève timidement l’étoffe, risque un œil à l’intérieur de la pièce,
et m’arrête net : Ibrahim joue de la kora. Ses doigts agiles courent sur
les cordes, il ne semble pas me remarquer. Je n’ose pas me manifester,
me contente d’écouter la mélodie douce, apaisante, qui s’échappe de
l’instrument. Enfin, le menuisier m’aperçoit. Il me sourit, et la
musique s’arrête.
« Tiens, tu es là toi ? Ça me fait plaisir. Ça fait longtemps que tu n’es pas venu.
-Je sais, Tonton.
-Où
sont les autres ? Me demande-t-il, jetant des coups d’œil autour de
lui, comme si mes amis pouvaient s’être cachés dans la pièce sans qu’il
s’en aperçoive.
-Dehors, avec Binta. »
Ibrahim
me fait signe de m’asseoir. Il m’observe un moment, semble jauger
l’état de mes vêtements, leur saleté, la maigreur de mon corps.
« Tu as faim ? »
Timidement, je fais signe que oui. Tonton pose des biscuits sur la table, dont je m’empare aussitôt.
« Tiens, vas chercher le livre que tu veux, m’ordonne-t-il en me tendant la petite clé de métal. »
Je
me lève et me dirige vers le fond de la salle. J’ouvre la bibliothèque,
et passe un instant à observer les six ouvrages conservés. Je reviens à
la table avec mon préféré, La belle histoire de Leuk-le-lièvre, et l’ouvre au début.
« C’est au temps où les animaux de la brousse aiment se réunir pour causser…
-Causer, me corrige mon maître. »
Pendant
une demi heure, nous lisons. J’ai du mal. Je bute sur certains mots,
cela fait longtemps que je n’ai pas ouvert un livre. Dans la rue, nous
avons d’autres activités. Mais j’aime la sonorité des mots, je les
trouve jolis. Et puis, Leuk-le-lièvre me fait rire.
Lorsque la leçon improvisée s’achève, j’ose demander :
« Tonton...
-Oui ?
-Est ce que je peux jouer de la kora ? »
Au
début, je crains qu’il ne refuse. Mais il me tend l’instrument le plus
tranquillement du monde, et je le cale timidement entre mes deux jambes.
La
musique n’est plus aussi belle qu’autrefois. Mes doigts tremblent un
peu, sans doute à cause de la drogue, et je suis plus lent. Cependant,
mon bienfaiteur m’écoute avec attention.
« Un jour, si tu veux, tu apprendras à lire les partitions, me dit-il.
-Tonton, ça c’est compliqué pour moi. J’ai déjà du mal avec les lettres, alors…
-Écoute
moi, je vais partir, m’interrompt-il brusquement. Je retourne à Keur
Moussa. J’avais peur de m’en aller sans te le dire, mais comme tu es là,
c’est très bien. »
Je
n’ose plus parler. Je baisse la tête. J’ai du mal à me l’avouer, mais
cette nouvelle me fait peur. Je connais Ibrahim depuis que je suis dans
la rue. Il est le seul à se soucier véritablement de moi.
« Tu m’écriras, m’ordonne-t-il.
-Tonton, je ne sais pas écrire.
-Mais si, tu sais. Et tu vas garder la clé de la bibliothèque, je veux que tu continues à lire, même sans moi. »
J’accepte
le petit objet en métal qu’il me tend. C’est la première fois depuis
très longtemps que j’ai quelque chose à moi, à moi tout seul. La clé de
sa bibliothèque. La seule chose qu’il me reste de lui.
Cette
nuit là, je dors mal. Serré au fond d’un carton, je tremble. Même s’il
ne fait pas très froid à Dakar, quand vient la saison fraîche, c’est
toujours une période pénible.
J’ai
inhalé de la colle il y a quelques heures, bien sûr, parce que ça
permet d’apaiser la faim. Je ne ressens plus la douleur, les petites
blessures de tous les jours qui ne sont pas graves mais qui, à la
longue, le deviennent. Je serre la clé dans ma main, comme un porte
bonheur.
Au
petit matin, nous allons traîner au marché Sandaga. J’aime bien y
aller, regarder tous les tissus, et les marchands qui harcèlent les
toubabs et refusent de les laisser partir tant qu’ils n’ont rien acheté.
Tata Dior, qui vend des sandales nous garde toujours quelques fatayas,
et comme je n’ai mangé ni hier soir, ni ce matin, j’ai plutôt faim.
Sandaga
est un endroit formidable. Les gens crient, s’interpellent,
marchandent, plaisantent. En rentrant du marché, avec mes vieilles
chaussures qui laissent entrer toute la poussière, je me demande ce que
je vais faire. Nous avons fait un foot, et maintenant, j’ai soif. L’air
commence à se réchauffer, et le soleil pointe le bout de son nez.
Errant
dans les rues, sans but précis, je me retrouve dans le quartier de la
Médina. Une dame m’a donné des biscuits, posés délicatement dans la
boîte de conserve que je lui tends. Je suis plutôt heureux, c’est une
belle journée.
Je
décide que j’irai lire dans la bibliothèque, bientôt. Je tâte ma poche.
Ouf ! J’ai toujours ma clé. Je choisis d’y aller demain.
Mais
finalement, je n’y vais ni demain, ni après-demain, ni deux semaines
après. La petite clé rouille, tout au fond de ma poche, elle pourrit,
elle devient une partie de moi. À quoi ça sert, de lire ? C’est vrai, je
suis plutôt bien, avec mes amis, dehors. Même si c’est souvent
difficile, ils sont ma famille, et je connais Dakar comme ma poche.
Surtout mon quartier, Pikine. Les rues, les échoppes de petits
coiffeurs, les épiceries, je connais tout. Je sais à quelle heure sonne
la cloche de l’école, juste à côté, et j’aime regarder les taxis jaunes
sillonner les rues, entendre la radio à travers la vitre du conducteur,
essayer de reconnaître les têtes de marabouts collées sur les portières.
Ce n’est qu’un mois plus tard que j’utilise la clé. Timidement, je sors un livre de la bibliothèque. C’est l’œuvre poétique
de Senghor. Je me sens mal, j’ai l’impression que le livre pèse bien
plus lourd que son poids. Mes amis sont occupés ailleurs et j’ai
plusieurs heures devant moi, tout seul.
J’aime
bien la corniche. La mer est sale, et j’aperçois quelques déchets,
bouteilles vides, emballages, qui jonchent le sable. Mais depuis
quelques temps j’aime beaucoup venir ici, observer l’horizon, me
demander ce qu’il y a derrière ce mur d’eau et puis regarder les
sénégalais qui viennent faire du sport.
J’ouvre
mon livre. J’ai du mal, comme d’habitude. Je ne comprends pas tous les
mots, mais je me sens bien. Il fait plutôt doux, aujourd’hui. Les
lettres dansent, s’envolent, comme le son de la kora d’Ibrahim.
Et
je reviens souvent. C’est de plus en plus facile de lire. J’alterne les
anthologies de poésie, les romans, les recueils de fables. Je ne
comprends pas tout.
Tonton
m’a souvent parlé des organisations qui aident les enfants dans la rue.
Village Pilote, le Samu Social, SOS Village d’enfants, et d’autres,
sûrement. J’ai vaguement conscience que c’est un problème important,
ici, au Sénégal.
Je
regarde les hommes, près de moi. Je regarde ceux sur la plage, qui
transpirent sous l’effort, j’imagine ceux en boubou, la tenue
traditionnelle, derrière les vitres d’un taxi, ou les beaux messieurs en
costume à côté de leur chauffeur, qui profitent des embouteillages pour
passer un coup de fil.
Est
ce qu’un jour je pourrais être comme ça, moi aussi ? Ou est ce que je
vais passer toute ma vie à mendier, à vivre avec mon éternel maillot de
foot, en me disant qu’au fond je ne suis pas si mal que ça ?
Les
jours défilent, la saison des pluies arrive. Je lis beaucoup mieux,
mais ça ne me sert pas à grand chose, à part à déchiffrer les
publicités, les panneaux.
Je
n’ai pas écrit à Ibrahim. Je ne sais pas si je le ferai un jour.
J’arrive peut être à lire, mais que donnerait une lettre ? Elle serait
pleine de fautes d’orthographes, mon écriture tremblotante serait
illisible. Pourtant, j’aimerais avoir de ses nouvelles. Et puis, j’ai
toujours sa clé.
J’ai
parlé avec des infirmiers du Samu Social. Maintenant, je me rends
souvent aux lieux fréquentés ou je suis presque sûr de les voir. Si l’un
d’entre nous s’est blessé, ils le soignent de leur mieux, et nous
distribuent de la nourriture. Ils plaisantent avec nous, tentent de nous
« aider » de leur mieux, et depuis quelques temps j’aime beaucoup ces
rencontres.
Ils
sont très intelligents, et je me demande comment ils font pour soigner
toutes ces maladies, ces blessures, je me dis que ça doit requérir
beaucoup de connaissances.
Ibrahim
m’a toujours encouragé à aller dans un centre, un foyer ou les enfants
qui ne veulent plus rester dans la rue sont accueillis, soignés, pris en
charge. Et puis, j’ai un copain qui est parti à Village Pilote, il y a
longtemps, et apparemment il suit une formation de menuisier et il est
très content, il sait lire, écrire.
Je
me sens un petit peu perdu, un peu effrayé. Si je leur demande de
m’emmener avec eux, qu’est ce qui peut m’arriver ? Je perds mes copains,
mes repères, je sors de la rue. Peut être qu’ils me feront reprendre
contact avec ma famille. Et s’ils me renvoient à la Daara, chez le
maître qui ne nous fouettait si nous nous trompions en récitant le
coran, si nous ne rapportions pas assez d’argent ?
En
plus, j’ai entendu qu’ils manquaient de place, que les foyers
comptaient déjà beaucoup d’enfants. Et si ils refusent de me prendre ?
Je
me sens mal, je n’ose plus penser. Ça me paraît fou de croire que je
pourrais sortir de la rue, que je pourrais apprendre un travail, gagner
de l’argent à moi. Ça me paraît fou, et ça l’est, je n’y arriverai
jamais, et de toute façon, je ne sais pas si c’est une bonne idée
d’aller là bas, qui sait ce qu’ils pourraient me faire ?
Mais
peut être qu’il y aura une petite place pour moi, là bas. Peut être
qu’ils m’apprendront à écrire et que je pourrais envoyer une lettre à
Ibrahim. Il serait fier de moi. Peut être qu’ils m’apprendront à jouer
de la kora, ou à soigner des blessures. Peut être…
« Eh faut te dépêcher, j’ai faim ! Me crie Abdoulaye. »
J’arrive, Abdou, j’arrive. Je leur demanderai ce soir.
Je
m’appuie contre un mur, au milieu des jeunes qui jouent et discutent.
Le Samu arrivera bientôt, je guette leur véhicule blanc.
Et j’attends…
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