Le merveilleux voyage de George
C'était
par une belle et claire matinée d'été. Le soleil se levait tout
juste, illuminant la gare d'Oslo, diffusant sa pâle lumière
orangée. Il était encore tôt, les lieux commençaient tout juste à
prendre vie ; les premiers arrivants envahissaient déjà les
quais, se pressant de toutes parts, cherchant l'emplacement du train
à destination de Bergen.
Parmi
eux se trouvaient James Taylor et son père, vacanciers anglais
arrivés en Norvège la semaine passée. Ils étaient en avance,
pourtant, comme tous les autres touristes, ils guettaient l'affichage
des voies avec anxiété.
Une
certaine excitation gagnait peu à peu le garçon ; il n'était
pas sans savoir que le trajet Oslo-Bergen était l'un des plus
magnifiques du monde. James en aurait des choses à raconter
lorsqu'il rentrerait ! Il sentait d'avance que deux pages de
descriptions ne suffiraient à présenter toutes les beautés qu'il
allait contempler, tous ces paysages auxquels ses yeux allaient être
exposés.
Cependant,
il y en avait encore pour un bon bout d'attente. James profita de ce
temps-là pour promener un regard curieux autour de lui. Il examina
le décor, les différents individus. En balayant l'espace des yeux,
il tomba finalement sur un duo qui sortait du lot : un autre
garçon, un peu plus jeune que lui, la quinzaine peut-être, marchait
dans sa direction, accompagné d'un homme. Probablement s'agissait-il
d'un père et de son enfant. En tout cas, le garçon dégageait
quelque chose de particulier, peut-être parce qu'il levait souvent
la tête vers le ciel, un sourire béat figé sur les lèvres, avant
de s'agiter de tous côtés et de fixer l'horizon d'un air
excessivement enthousiaste. Ses yeux grands ouverts et son air niais
étaient pour le moins bizarres. De surcroît, parfois, il levait le
doigt en direction d'une cheminée produisant une légère fumée, ou
encore vers le sol, désignant les longs rails qui portaient les
trains. Et alors, son sourire s'élargissait...
Curieux
comportement.
Les
nouveaux venus s'assirent sur un banc, à quelques pas de là, et
James, légèrement indiscret, dressa l'oreille pour entendre ce
qu'ils disaient. Malheureusement, un coup de sifflet l'empêcha
d'intercepter les paroles. Tout ce qu'il comprit de leur échange,
c'était que le garçon s'appelait George.
James
continuait de les épier lorsque soudain, il sentit une main
s'abattre sur son épaule : M. Taylor le tirait en arrière, lui
faisant signe d'avancer vers leur voiture. Les panneaux venaient tout
juste de donner les informations, le départ était pour bientôt.
Ses
fantasmes revinrent hanter son esprit : James avait en tête
toute sorte de lieux paradisiaques ; songeant déjà aux futures
merveilles qui s'offriraient à sa vue, il délaissa les gens de la
gare et se concentra de nouveau sur les prochaines sensations à
venir, tirant déjà un calepin de sa poche. Probablement ferait-il
des croquis en cours de route, voire, écrirait-il des poèmes... du
moins, il espérait que le spectacle l'inspirerait.
Les
Taylor montèrent à bord du train, lequel était d’une jolie
teinte rouge. Ils prirent place sur leurs sièges, et, drôle de
coïncidence, il s'avéra que George et son père avaient leurs
places réservées juste en face. Gêné d'être aussi proche de
gens, à première vue, singuliers, M. Taylor sortit un journal de
son sac à dos et se réfugia derrière, se coupant du monde.
James,
lui, était pressé de partir, il avait envie de voir. Il triturait
nerveusement ses doigts en attendant le signal du départ. Enfin, il
fut donné ; le long serpent métallique de couleur vermeille
s'ébranla et s'avança lentement vers son terminus, Bergen.
Des
feuilles vierges étalées devant lui, le stylo en main, James était
armé pour conserver une multitude d'images. Et il était bien l'un
des seuls... En effet, curieusement, les autres usagers n'accordaient
au dehors que quelques regards furtifs, évasifs, le temps de prendre
une photographie, histoire de prouver qu'ils avaient fait le voyage.
Rares étaient ceux qui, comme lui, manifestaient une réelle
fascination pour l'extérieur et ses trésors.
George,
en revanche, semblait touché par ce qu'il voyait. Collé à la
vitre, il restait bouche-bée, admiratif, devant les détails qui lui
paraissaient les plus remarquables, montrant une véritable
sensibilité. De temps à autre, un petit cri lui échappait, comme
celui d'un enfant devant un jouet nouveau. Peut-être était-ce une
maladie qui le rendait ainsi ? Mais peu importait à James, de
toute façon, il fallait dire que la vue en valait le coup.
Au
tout début, ce furent surtout des arbres et des plaines qui se
dessinaient sur les côtés. Mais quelles plaines ! Quels
arbres ! Il y avait quelque chose de magique dans ce vert, dans
cette infinie superficie. Des rangées de sapins semblaient s'élever
jusqu'aux cimes, émergeant dans la lumière du matin, se profilant
droit vers un ciel bleu parsemé de fins nuages blancs. Cela donnait
l'impression d'appartenir à un univers féerique.
James
trouvait le voyage trop bref ; bien que sept heures de route les
séparassent de la dernière ville desservie, les minutes filaient...
Vers
le quart du trajet, on apercevait déjà de superbes montagnes, dont
le sommet était d'un blanc nacré. Les neiges éternelles. James
risquait de temps à autre un coup d’œil à George, et là, en
l’occurrence, il put voir dans ses yeux le reflet de toute cette
immensité. Ce garçon vibrait de tout son être, les mains plaquées
sur le rebord, le nez posé contre le verre. Il frémissait dès que
passait un lac, ou bien, lorsque le vent se levait pour venir bouger
les feuilles des arbres de sa force colossale et si mystérieuse.
En
le dévisageant attentivement, James comprit quelque chose. George
pénétrait dans le paysage, il ne se contentait pas de le voir, il
essayait de le vivre. Voulant l'imiter, le jeune Taylor ferma à demi
les yeux. Au loin, il discernait toujours les éléments, à la
différence qu'à présent, il évoluait à l'intérieur. Il pouvait
sentir le vent, ce même vent qui ondulait légèrement sur l'herbe
et la faisait courber. Oui, il en percevait la caresse sur sa joue,
il entendait son mugissement lorsque, tout à coup, la brise partait
d'un assaut violent.
Un
peu plus loin encore, voilà qu'il y avait de grandes vallées, des
forêts sombres, des étendues... des cascades aux eaux limpides.
James resta hypnotisé devant pareilles merveilles, quant à George,
il ne s'en détacha qu'un instant : il chuchota quelque chose à
son père – en anglais et non en norvégien –, celui-ci hocha la
tête d'un air doux en guise de réponse. James vit alors cet étrange
garçon se lever et marcher en direction du couloir, vers les
toilettes. Seulement, en revenant, il se heurta à un siège et
s'affala de tout son long sur une dame, qui, semblable à M. Taylor,
s'occupait en lisant.
Furieuse,
cette dame repoussa durement le garçon en rouspétant bien fort. La
plupart des passagers avaient vu la scène, mais comme George avait
l'air « à côté », on jugea que c'était de sa faute et
personne ne releva l'affaire.
Passablement
choqué, James étouffa ses émotions : George lui-même avait
décidé de passer outre et regagnait son siège dans un mutisme
complet. Comme s'il ne s'était rien passé, le voilà qui braquait
de nouveau les yeux vers l'extérieur, la même touche d'envoûtement
peinte dans ses prunelles. Le jeune Taylor fit de même.
Les
heures défilaient à toute allure. Grignotant quelques chips,
griffonnant par-ci, par-là, transformant ainsi les paysages en mots,
James oublia toute notion du temps ; il ne se rendit compte que
tardivement de la proximité de Bergen. On approchait de la ville à
une vitesse fulgurante. Les voyageurs, fatigués par ce long
parcours, avaient pour la plupart la tête posée contre un
accoudoir, les paupières mi-closes.
Un
événement vint soudain briser la sérénité du wagon : George
se leva tel un ressort, et, le visage illuminé par l'allégresse,
brailla très fort tout en secouant son père :
– Papa,
regarde ! Là-bas, la mer ! Oh, c'est la mer !
Impossible
de l'arrêter, on eût presque cru un fou. James, très étonné, ne
savait que penser devant cette explosion de sentiments. Le garçon
n'avait plus qu'un mot à la bouche : la mer. Il le répétait
inlassablement, irradiant de bonheur. Devant lui se trouvait cette
étendue d'eau d'un bleu profond et paisible qui entourait la ville
portuaire de Bergen. Comme dans un rêve idyllique, quelques vagues,
légères et harmonieuses, venaient lécher les quais.
– La
mer, la mer !
Autour
de George, tout le monde resta éberlué, interdit. La dame au livre,
elle, s'était bouché les oreilles et le dévisageait avec un franc
mépris. Elle se redressa si brusquement que son bouquin lui échappa,
et, avec une sorte d'impatience mêlée de rage, elle se mit à crier
au père de faire taire son enfant, d'aller le faire soigner, car bon
sang de bon soir, on ne pouvait se comporter de telle manière en
public : ce gosse était un arriéré, et un idiot comme lui ne
pouvait demeurer en liberté.
M.
Taylor, qui avait relevé le nez de son journal, acquiesça. C'était
bien vrai, George avait un problème. D'autres le pensaient, et,
entraînés comme par un effet boule de neige, partageaient cet avis
à haute voix. Ils donnaient tous raison à la dame. James, quelque
peu honteux du comportement de son père, se mordait les lèvres,
n'osant plus regarder George.
Celui-ci
était devenu rouge pivoine. Il allait dire quelque chose, mais il se
ravisa : il ne pouvait ou ne voulait répliquer.
– Mon
fils n'est ni fou ni sot, dit alors le père, il a subi une
opération ; il voit le monde pour la première fois.
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